Il nous reçoit dans sa maison de Chatou, à deux stations de RER de la fac de Nanterre, là où tout commencé et où aujourd’hui d’énormes panneaux annoncent : « 1968-2018–Prop-Osons », une année thématique consacrée à la commémoration. Le joyeux fouillis de Mai, la « catharsis » contre l’autorité est désormais célébrée officiellement. La boucle est bouclée. Mais Jean- Pierre Le Goff n’est pas de ceux dont on peut ricaner parce qu’ils seraient passés « du col Mao au Rotary ». Il n’a jamais fait la leçon à personne, mais essayé avec minutie de comprendre les ressorts d’un mouvement historique dont il a été l’un des acteurs « J’étais un orphelin de l’épopée » : quand le sociologue raconte son mai 1968, c’est avec l’indulgence un peu attendrie qu’on a pour des frasques adolescentes. Il avait, comme tous les jeunes hommes qui n’ont pas connu la guerre, soif de radicalité, envie d’en découdre, de se vouer à une cause. « J’étais mao, pas trotsko, ils bavardaient trop, j’avais besoin d’aventure », dit-il, avec des yeux rieurs. 

Ne comptez pas sur lui pour maudire comme un bloc les révoltés de mai, ni pour les célébrer d’un seul tenant. Il n’y a pas chez lui de vaine nostalgie, ni pour les barricades, ni pour le monde qu’elles ont renversé. Lui qui a théorisé le « gauchisme culturel » voit avec lucidité tous les défauts d’une époque où la valeur suprême n’est plus l’ordre mais le mouvement. Mais il n’aime pas cette « droite conne » qui vomit Mai 68 comme une catastrophe sans comprendre que le basculement était inévitable. 

C’est ce basculement qu’il raconte dans La France d’hier, sans doute le plus personnel de ses livres, où il livre le récit de son adolescence entre deux mondes. Il décrit d’abord son enfance, encore dans l’ancien monde, le village, l’église et le bistrot. Les coutumes, le poids des ancêtres, une éducation chrétienne rigide dans une Normandie encore très pieuse. Et puis l’arrivée rapide de la modernisation : les supermarchés, les robots ménagers, la télé, mais aussi le rock’n’roll, les yéyés, toute une contre-culture forgée par ce qu’il appellera le « peuple adolescent ». C’est cette rupture générationnelle sans précèdent qui est le théâtre de Mai 68. 

À la fin de votre livre, après une longue généalogie, vous racontez votre première manifestation, en 1968. « J’avais le sentiment que ma révolte n’était pas solitaire », écriviez-vous. Contre quoi exactement vous révoltiez-vous ? L’ordre moral ou la société de consommation ? 

Les deux. Nous étions dans le mal-être existentiel du « peuple adolescent » dans la situation de mutation rapide de l’après-guerre. Dans une période de temps très courte à l’échelle de l’histoire, la France a quitté les dernières structures sociales héritées du XIXe siècle qui existaient encore dans les campagnes. Quand vous êtes jeune dans cette période-là, vous êtes éduqué dans l’ancien monde, avec le poids du christianisme (qui était fort en Normandie), les humanités classiques, la philo… et, en même temps, vous vivez dans la société de consommation et des loisirs, avec une contre-culture dont le rock fut un vecteur central. L’adolescence a été la plaque sensible de ces contradictions. 

« Il y avait de tout : marxisme, surréalisme, personnalisme, existentialisme… Aucun de ces courants ne peut prétendre s’approprier l’événement. » Jean-Pierre Le Goff 

Est-ce la conséquence d’une modernisation trop rapide ? 

Il faut comprendre ce qu’était la France de l’immédiate après-guerre : rationnement, taudis…, une société où la misère existe. La reconstruction, le développement d’infrastructures de transport, la construction de grands ensembles, de supermarchés … sont d’abord un progrès. La première fois que j’ai découvert un appartement avec de grandes baies vitrées, j’ai trouvé ça formidable : dans La Hague, les vieilles maisons étaient obscures, les fenêtres étroites ne laissaient pas passer la lumière. J’ai vécu l’arrivée du chauffe-eau et du chauffage central, un mieux-être matériel d’hygiène et de confort. Le progrès n’est plus reporté dans le futur, il s’insère dans le quotidien. On entre dans une société historiquement inédite : la société de consommation, des loisirs et de ce qu’on appelle alors les « mass-médias ». Les élites de l’après-guerre de la IVe et du début de la Ve République ont une véritable passion modernisatrice, que l’on peut comprendre largement à partir de la défaite de juin 40 : « Plus jamais ça ! » Il faut que la France s’inscrive pleinement dans la modernité du point de vue économique, scientifique et technique pour le bien-être social et pour que le pays puisse jouer son rôle dans le monde. L’« étrange défaite », comme l’a écrit Marc Bloch, est aussi celle de la France d’avant, satisfaite d’elle-même, réticente au progrès, marquée par l’apologie des campagnes, des bourgs et des villages… Cette satisfaction aveugle et tranquille sera balayée avec l’humiliation de la défaite. La modernisation de l’après-guerre s’inscrit dans une finalité patriotique, à gauche comme à droite. Au tournant des années 50-60, les effets de cette modernisation vont bien au-delà de ce qu’avaient envisagé les élites. 

Et ce progrès technique s’accompagne inéluctablement d’une montée de l’individualisme… 

L’individualisme ne date pas de cette époque, il est lié à la dynamique de la modernité mais entame un nouveau cours. Les élites pensaient pouvoir maintenir le lien entre le roman national, le fil de l’histoire de France des temps anciens à cette étape nouvelle de la modernité ; le progrès scientifique et technique s’inscrivait dans un creuset culturel-historique qui lui donnait son sens. Mais les élites au pouvoir ne vont pas parvenir à maîtriser les effets de la modernisation. Un nouvel hédonisme voit le jour avec la consommation et les loisirs ; avec l’allongement des études, l’adolescence se prolonge et concerne un nombre plus important de jeunes qui développent leur propre culture. Derrière l’euphorie de la société de consommation, le mal-être adolescent traduit un vide qu’Edgar Morin avait bien saisi à l’époque. C’est de Gaulle qui dit en 1965 : « La ménagère veut le progrès, mais ne veut pas la pagaille. Eh bien, c’est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès et pas la pagaille. » La rupture générationnelle est manifeste. 

[Il vous reste 80% à lire]

Pour lire la suite de l’entrevue, rendez-vous en ligne ou en librairie (liste des 250 points de vente).

En vous abonnant avant le 27 juin, vous pouvez également recevoir les quatre prochains numéros (à partir du n°11 à paraître en juillet) chez vous.