L’homme est-il un objet comme les autres ? Qu’est ce qui le distinguera demain d’un robot ? A en croire certains scientifiques pas grand chose; le jour où ces robots auront la capacité de s’améliorer. Encore faudrait-il qu’ils puissent s’émerveiller, sentir, goûter, autrement dit percevoir le monde avec nos émotions.

L’homme est-il un objet comme les autres ? Au fond, pourquoi pas ? Si l’on admet l’idée qu’il est composé d’exactement la même chose qu’un grille-pain, comprenez des neutrons, des protons et des électrons, simplement assemblés autrement, la réponse paraît même évidente. C’est en tout cas ce que semblaient penser au moins deux des intervenants au débat que « Ce soir ou jamais » organisait, il y a quelques semaines, sur le thème de l’intelligence artificielle.

Plus exactement, nos deux belles âmes (progressistes à n’en pas douter, de glorieux enfants des Lumières) défendaient la thèse symétrique, mais cela revient au même : le robot est un humain comme un autre. Il s’agira donc de lui conférer des droits, au risque, sinon, de se rendre coupable de racisme anti intelligence en silicone (ça ne s’invente pas). On voit par là que, place de la République, la convergence des luttes a de beaux jours devant elle. Certes, la question d’accorder des droits aux robots ne se pose pas tout de suite (quoique, quand on voit la tendresse admirative avec laquelle l’avocat Alain Bensoussan parlait de sa « personne-robot » domestique …). Mais elle s’imposera le jour, pas si lointain paraît-il, où les robots parviendront à converser avec nous, à détecter et à reproduire nos émotions et surtout, à apprendre par eux-mêmes, donc à s’améliorer tout seul. La faculté de se perfectionner n’est-elle pas, selon Rousseau, ce qui distingue l’homme ?

Alors on peut ricaner, mais on ne devrait pas. Pour une raison simple : il ne sera pas facile de donner tort à nos vaillants précurseurs de l’antirègnisme (j’appelle « règnisme » ce préjugé qui conduit les membres du règne animal à se croire supérieurs aux membres des autres règnes, végétal ou minéral). Car au fond, que leur répondre qui tienne la route ? Eh bien … rien, du moins si l’on s’en tient aux prémices que j’exposais en début d’article. Un paquet d’atomes est un paquet d’atomes et basta. Si tout ce qui fait votre supériorité repose sur un plus grand degré de sophistication, il faut accepter le risque d’être un jour dépassé. Vos tripes peuvent bien crier que c’est absurde, c’est la preuve que vous avez tort : la peur est par excellence un sentiment réactionnaire. L’embarras des autres intervenants au débat était d’ailleurs révélateur. Tout au plus eut-on droit à de timides : la mécanique, ce n’est quand même pas la même chose que le biologique ; ou encore : et puis, les robots sont connectés entre eux. Et alors ? Avait-on envie de leur rétorquer. ET ALORS ?

Pourtant, une réponse rationnelle peut être apportée aux extravagantes revendications de nos antirégnistes, sur la base, qui plus est, de principes assez généralement admis – du moins pour qui les connait, ce qui ne semble pas avoir été le cas des nombreux experts invités par Frédéric Taddeï. Dans la suite de cet article, je vais expliquer des choses surprenantes, mais le simple fait qu’elles soient si peu connues n’est pas la moindre des surprises. On pourrait écrire une thèse sur ce seul sujet et sur ce qu’il révèle des limites de notre époque « rationaliste ».

Mais venons-en au fait. La réponse – du moins, ma réponse – à la question de ce qui distinguera toujours l’homme du robot consiste à prendre acte de deux réalités : 1- Non, l’être humain n’est pas seulement un assemblage d’atomes; il y a en lui « autre chose » 2- L’existence de cet « autre chose » est indéniable, mais elle échappe, tant qu’à présent, à toute explication scientifique et partant, à toute maîtrise technique.

« C’est pourtant de notre capacité à accepter l’évidence que pourrait dépendre le futur de l’humanité ou du moins, son statut dans le monde à venir »

Tout au plus le phénomène dont je parle a-t-il reçu un nom: les qualias. Et que sont les qualias ? Eh bien, sans tomber dans le paradoxe facile, je dirais que les qualias sont à la fois tout et rien. « Tout » parce qu’ils sont la seule réalité que nous connaissions, « rien » parce qu’ils pourraient aussi bien ne pas exister, personne ne le remarquerait. Plus simplement, dans le langage courant, les qualias sont nos perceptions. C’est-à-dire … eh bien, par exemple, les couleurs, les sons, les odeurs, nos sensations … Le bleu du ciel, le son d’une voix, l’odeur des foins coupés, le picotement d’une éraflure, le poids d’un chagrin.

« Ah mais ! s’indigneront les esprits forts, que racontez-vous là, ignorant que vous êtes! Bien sûr que la science peut expliquer les couleurs: elles correspondent aux différentes longueur d’onde de la lumière ! Tout le monde sait ça ! » Je vous l’accorde. Ce que personne ne sait, par contre, c’est « comment » elles correspondent. Car au fond, pourquoi est-ce du vert que je vois à 520 nanomètres et pas plutôt du rouge ou du jaune? Le fait est qu’à cette question toute simple, évidente, presque une question qu’aurait pu poser un enfant (futé tout de même), aucun scientifique sur la planète n’a la moindre réponse à apporter. En fait, aucun scientifique n’a même le moindre début d’embryon de commencement de piste de réponse. Petit rappel, pas inutile: ce que j’explique ici est connu et admis. L’Encyclopédie philosophique de l’Université de Stanford par exemple, dans son entrée « qualia » (http://plato.stanford.edu/entries/qualia), ne dit pas autre chose.

Il n’est d’ailleurs pas si compliqué de comprendre le problème sur lequel butent les scientifiques: pour autant qu’on puisse voir, nos perceptions n’existent pas. Je m’explique. La question qui nous occupe est de comprendre comment on passe d’une longueur d’onde, qui est l’information que mesure notre rétine et qu’elle transmet à notre cerveau (jusque là, nous ne différons en rien d’un robot) à la vision d’une couleur, qui est ce que produit ledit cerveau en réaction à ce stimulus (si du moins on accepte l’hypothèse que c’est bien notre cerveau qui génère nos perceptions). Et c’est là que ça se corse : pour étudier comment notre cerveau produit « le bleu que je vois » au moins faudrait-il pouvoir observer ledit bleu. Mais on aura beau faire, beau disséquer, beau radiographier notre cerveau, de ce bleu on ne trouvera pas la moindre de trace: un morceau de viande électrifié, voilà tout ce qu’on aura sous les yeux. Allez faire de la science dans ces conditions…

Pour en revenir au titre de cet article, un robot ne saura jamais ce qu’est un ciel bleu (ou le parfum d’une rose, la brûlure de l’envie …) simplement parce qu’on n’a pas la moindre idée de comment on « fait voir du bleu ». Notre savoir-faire technique se limite à « mesurer une longueur d’onde ». Ensuite, on bloque, comme face à un mur, comme si la nature faisait un pied de nez à notre ambition de la maîtriser.

Au vu de ce qui précède, on comprend pourquoi, malgré son importance, la question des  » qualias » est si peu présente dans l’inconscient collectif. Tout d’abord, parce que nous n’aimons pas les questions sans réponse. C’est là un constat assez général : qu’un problème nous résiste, qu’il semble n’offrir aucune prise à notre perspicacité et nous aurons tôt fait de le laisser de côté, de le ranger dans un coin plus ou moins obscur de notre mémoire au risque, bien vite, de l’oublier complètement. Réunissez un aréopage de scientifiques de haut vol et demandez leur d’expliquer ce qu’est, à leurs yeux, la principale limite de la science, je serais surpris que beaucoup mentionnent son incapacité à expliquer ou même à définir ce que sont les perceptions humaines (c’est-à-dire, je le rappelle, rien moins que les couleurs, les sons, les odeurs … bref, le vrai monde).  Mais peut-être plus fondamentalement encore, les qualias dérangent du fait de leurs évidentes implications métaphysiques. Or donc, l’être humain ne serait pas qu’un assemblage d’atomes : la simple observation de la réalité nous montre qu’il y a en lui « quelque chose d’autre » dont la nature nous échappe totalement et qui semble même faire la nique à certains de nos convictions les mieux établies, comme le principe de causalité.  Même s’il ne s’agit pas ici de théologie, on comprend aisément que ce constat soit beaucoup plus facile à admettre par des croyants que par, disons, des matérialistes purs et durs. C’est pourtant de notre capacité à accepter l’évidence que pourrait dépendre le futur de l’humanité ou du moins, son statut dans le monde à venir. Mazette.