En cette veille de Noël, Limite s’interroge sur la perversion de cette fête chrétienne. Le marché n’est plus au service du divin, mais se divinise lui-même.

Le marché au service du sacré

La religion chrétienne reconnaît Noël comme une fête, un moment de joie intense, dû à la célébration de la naissance du Sauveur. Parce que Noël est une fête, nous avons l’habitude de nous offrir des cadeaux, signes légitimes et bons de notre réjouissance. Bien sûr ces cadeaux passent par les circuits de production économique habituel : en ce sens, il est certain que le marché, lieu de rencontre de l’offre et de la demande, est une institution efficace et bonne, facilitant la célébration du sacré. N’existe-t-il pas d’ailleurs un marché des hosties ou un marché des médailles ?

Le Divin Marché

Mais la perversité du marché réside dans son autonomisation, son « désencastrement » de la société, dit Polanyi et in fine son retournement contre le sacré. Le jeune Marx du Manifeste est probablement celui qui a le mieux décrit cet anéantissement du sacré par le marché : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens multicolores qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, que le dur argent comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petit bourgeois, dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
Dès lors le marché se met à saper les fondements de la société, à commencer par le sacré. La créature se retourne contre son créateur. La dimension sacrée et chrétienne essentielle de la naissance du Sauveur disparaît, laissant la place à une fête consumériste pour le plus grand bonheur des consommateurs qui voient une occasion supplémentaire de se divertir et des producteurs pour qui Noël n’est rien d’autre qu’une hausse de leur chiffre d’affaire. Il ne faut pas s’étonner qu’ayant perdu le sens de la fête de Noël, le syndicat des écoles FPCE souhaite sur Twitter d’absurdes « fêtes #LAIQUES de fin d’annee à tous les eleves, leurs parents et tous les partenaires éducatifs. »


Le secondaire, le moyen, l’auxiliaire, remplace le primaire, la fin, le principal. Le marché remplace le sacré. Pour le plus grand drame de notre société, matérialisme et nihilisme s’ensuivent, cherchant à devenir une religion de substitution. C’est ce qu’a repéré Robert-Dany Dufour dans son ouvrage au titre évocateur Le Divin Marché. La « main invisible » smithienne se présente-t-elle autrement que comme une copie de la Providence ? Et le centre commercial comme une nouvelle église ?

Le dépouillement de Jésus comme seul remède

La foi apparaît comme le seul remède à l’aliénation généralisée que provoque le capitalisme dans sa phase avancée qu’est la société de consommation. Pier Paolo Pasolini ne s’y est pas trompé lorsqu’il écrit dans ses magistraux Écrits corsaires : « En reprenant une lutte qui d’ailleurs est sa tradition […], l’Église pourrait être le guide, grandiose mais non autoritaire de tous ceux qui refusent le nouveau pouvoir de la consommation, qui est complètement irréligieux, totalitaire, violent, faussement tolérant et même, plus répressif que jamais, corrupteur, dégradant (jamais plus qu’aujourd’hui n’a eu de sens l’affirmation de Marx selon laquelle le Capital transforme la dignité humaine en marchandise d’échange). »

Devant le développement de cette religion de substitution, de sa métaphysique propre et de ses dogmes, devant la « culture du narcissisme » dénoncée par Christopher Lasch, le règne de l’égoïsme, l’amour de soi et la cupidité, le remède nous est évident et s’appelle Jésus-Christ. La figure de Dieu, incarné, descendu sur Terre pour partager notre condition, venu dans une étable est un scandale pour notre monde, un scandale salutaire, qui nous donne matière à réfléchir. Le Sauveur, le Tout-puissant qui se dépouille, se fait tout-petit et tout faible doit nous interpeller sur la priorité de notre vie : le service de Dieu à travers le service des autres. Cet altruisme fondamental requiert de s’oublier soi-même pour mieux offrir sa vie, chose inconcevable pour tout esprit libéral ayant placé l’intérêt personnel au-dessus du bien commun. De la Crèche à la Croix, la vie du Christ est un don total, fait en toute humilité, par amour.

Benoit XVI le disait brillamment dans son homélie pour Noël 2011 : « Dieu est devenu pauvre. Son Fils est né dans la pauvreté d’une étable. Dans l’enfant Jésus, Dieu s’est fait dépendant, ayant besoin de l’amour de personnes humaines, en condition de demander leur – notre – amour. Aujourd’hui Noël est devenu une fête commerciale, dont les scintillements éblouissants cachent le mystère de l’humilité de Dieu, et celle-ci nous invite à l’humilité et à la simplicité. Prions le Seigneur de nous aider à traverser du regard les façades étincelantes de ce temps pour trouver derrière elles l’enfant dans l’étable de Bethléem, pour découvrir ainsi la vraie joie et la vraie lumière. »

Les derniers articles par Elie Collin (tout voir)