Sainte Thérèse de Lisieux et François Ruffin, deux alliés de poids pour détruire le mythe néolibéral du self made man.

 

Lorsque j’ai ouvert Histoire d’une âme, l’autobiographie spirituelle de sainte Thérèse de Lisieux pour la première fois, le bouquin m’est tombé des mains. Les petites fleurs partout et les métaphores mièvres, à la limite je le supportais, mais cette manière qu’elle avait de se présenter comme une petite protégée du Seigneur, saintenitouche que son Jésus avait privilégié en l’épargnant des embuches connues par les Marie Magdeleine de tous les temps… Ça avait le don de m’agacer. Probablement parce que je me suis toujours plus reconnu du côté des Marie Magdeleine, des blessés et des écorchés vifs, que du côté des vies tranquilles.

Pourtant, pour comprendre pourquoi la gamine était « docteur de l’Église » j’ai persisté dans ma lecture, et cette enfant gâtée de la grâce a fini par me convaincre. Sa « petite voie » me montrant finalement que « tranquille » ou « écorchée », cela revient au même, puisque « tout est grâce », donné par Dieu et non mérité ou conquis par nous-même.

Ouvrant le Ce pays que tu ne connais pas du député-reporter François Ruffin, j’ai eu le même genre de réaction. Il ne se la joue pourtant pas saintenitouche, tout l’inverse : il fait de sa gueule cassée une gloire et accable le Président Macron de ne pas en avoir assez bavé. Sur le fond, il n’avait pourtant pas à me convaincre, je sais comme lui que ce sont nos blessures qui nous ouvre aux autres (Isaïe dans ses chants du Serviteur ne dit pas autre chose, cf. Is 53). Mais faire de ses fêlures un titre de noblesse… J’avais l’impression d’une petite Thérèse à l’envers, une arrogance agaçante. Lorsque l’humble fait de son humilité un étendard ça laisse toujours un peu sceptique.

J’ai donc eu envie de refermer son livre, et puis finalement comme pour la môme de Lisieux j’ai voulu comprendre et j’ai continué.

Il faut le dire, sa « petite voie » de député-reporter m’a finalement convaincu. Traçant deux parcours en parallèle, le sien et le celui de notre président (l’histoire veut que les deux aient été les mêmes années dans le même lycée avant d’emprunter deux chemins opposés… ça se prêtait en effet à un livre.) Ruffin raconte en réalité deux mondes. On en apprend moins sur François et Emmanuel que sur les Marie, Zoubir, Peggy et Ingrid d’un côté et sur les Arnault, Niel et Drahi de l’autre.

Façon reporter, Ruffin raconte donc des fragments de vies, des rencontres et au fil des pages se construit un clivage plus subtil que l’opposition initiale du brillant Macron et du Ruffin cabossé. On découvre d’un côté des vies entremêlées qui se savent interdépendantes, des petites gens qui sentent bien que « tout est grâce » comme disait l’autre, qu’il n’y a rien qu’ils n’aient reçu et qui pour cela s’attachent à tous ces liens vitaux qui font d’eux ce qu’ils sont : famille, quartier, rond-point. Des blessés de la vie, des galériens, certes, mais surtout des personnes, êtres de relation.

De l’autre côté aussi les vies sont entremêlées et interdépendantes, chacun n’est ce qu’il est que par héritage, carnet d’adresse et réseautage, sauf qu’un mythe camoufle tout cela : celui de l’entrepreneur dynamique, du capital-risqueur, de l’homme qui s’est fait lui-même. Une sorte de mauvaise foi fondamentale fait que cette classe qui bénéficie de tout a réussi à faire croire et à se faire croire à elle-même que la réussite de ses membres était le fruit de leur seul mérite individuel. Ainsi notre président, ayant tout reçu sur un plateau d’argent, peut se permettre de dire sans honte « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre… ».

Bref au fond, l’histoire est la même que chez la petite Thérèse. La « petite voie » implique de reconnaître qu’on ne s’est pas fait soi-même, que tout est grâce et donc qu’on a une dette, qu’on doit rendre, que chacun doit rendre et que ceux qui font sécession, monde à part, ne commettent pas une simple faute politique, ils commettent une « faute morale ».

« Il ne s’agit pas d’économie aujourd’hui, il ne s’agit même plus de « fracture sociale » à l’ancienne, il s’agit de morale désormais »

Comme Thérèse, Ruffin m’a convaincu.

*Ce pays que tu ne connais pas, François Ruffin, les Arènes, 15€