Le 14 janvier, Emmanuel Macron adressait une « lettre aux Français » pour préciser les objectifs et les contours du « Grand Débat National » censé répondre à la crise des Gilets Jaunes. Notre ami Jean-Pierre Raffin nous a fait parvenir la réponse détaillée qu’il lui a écrite. Nous en publions de larges extraits.

 

Ancien eurodéputé vert, Jean-Pierre Raffin contribue régulièrement à Limite. Docteur d’État des Sciences naturelles, il a exercé de nombreuses responsabilités dans le domaine écologique (président de la Commission Environnement et Équilibre des espèces du Haut Comité à l’Environnement, président du Conseil scientifique du Parc national des Écrins, etc.).

M. le Président,

J’ai voté pour vous lors des dernières élections présidentielles, ainsi que mon épouse, et nous avons participé à la marche républicaine des foulards rouges contre la violence organisée le 27 janvier 2019. Toutefois, je tiens à vous faire part d’un certain étonnement de notre part devant certains aspects du début de votre quinquennat qui ne correspondent pas à ce que l’on pouvait attendre après votre élection et celle des députés de La République En Marche. […]

Nous sommes scandalisés de la vague de haine qui se déverse contre vous et certains  députés de LREM d’autant plus que, jadis comme parlementaire européen, j’ai, moi-même, été caillassé et malmené en effigie par certains porteurs de fusil qui se disaient chasseurs.

Dans un contexte international tendu dont la France seule ne peut avoir la maîtrise vous subissez, nous subissons les effets négatifs d’une mondialisation financière aveugle dont ni vous ni votre gouvernement ne peuvent être tenus responsables.

Mais il est des points qui relèvent directement de nos institutions et de leur fonctionnement. Il me paraît donc possible de changer certaines pratiques.

 

La fiscalité et les dépenses publiques

Redevables de l’ISF grâce au travail de nos ancêtres et à l’activité professionnelle de mon épouse et de moi-même, nous trouvons normal que soit maintenue cette contribution au fonctionnement de notre pays, à l’aide aux moins favorisés et aux entreprises insérées dans le tissu de nos terroirs. Elle participe de la justice fiscale à laquelle nous sommes attachés et qui est bien mise à mal par des mécanismes comme les « privilèges acquis » ou des montages des services du Ministère du Budget des Finances permettant aux plus aisés de ne pas contribuer à l’effort collectif.

[…]

Que dire du train de vie des institutions de l’État qui ont emprunté les oripeaux de la Monarchie, avec semble-t-il, quelque délice ? […]

Pour avoir, comme parlementaire européen, fait partie de la commission mixte préparant l’arrivée de collègues nordiques, je rêve de la sobriété et de la simplicité qui animent leurs institutions. […]

Le maintien d’un système social étayé sur des services publics actifs demande des moyens qui ne peuvent plus être assurés par les contributions des seuls citoyens. C’est pourquoi, il faut savoir gré à votre gouvernement de s’être engagé dans la taxation des GAFA et autres multinationalesaussi bien dans le cadre national que dans le cadre européen.Mais il y a aussi une nécessité forte d’accentuer la lutte contre la fraude fiscale.[…]

 

La transition écologique

Pour avoir été co-fondateur, en 1970, de l’enseignement de l’écologie, discipline scientifique, à l’Université Paris 7-Denis Diderot […], je serai plus disert sur ce thème.

D’un point de vue général, il faut bien convenir que notre modèle de développement économique est peu soucieux des ressources naturelles pourtant vitales. Il est encore empreint du postulat de l’économiste  Jean-Baptiste Say qui écrivait en 1803 : « les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées, ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques ».

Cela pouvait se concevoir lorsque le monde était encore à découvrir et que la population mondiale était voisine du milliard d’habitants. Si la réalité de la démographie a quelque peu changé, il faut bien convenir que la mentalité sous-tendant le postulat de J-B. Say reste prégnante.

L’absurdité du PIB comme indicateur de « croissance » tout comme l’extravagante traduction du titre français du rapport du club de Rome : « Halte à la croissance », trahison du « The limits to growth », attestent d’une incapacité fondamentale à percevoir que nous vivons sur une planète non expansible, qu’il y a des limites et que le technique ne peut pas tout résoudre. Tout développement qui n’est pas étayé sur la capacité des ressources à se renouveler (« développement soutenable », UICN, 1980) est illusoire.

Schématiquement la transition écologique peut se décliner sous deux volets, même s’il y a des interactions : celui des pollutions (dont l’un des aspects conduit à la résolution de la question du dérèglement climatique) et celui du respect de la diversité du monde vivant. L’absence de prise en compte sérieuse conduit à pénaliser les plus pauvres tant dans les mondes urbain et périurbain que dans le monde rural.

Le principe pollueur-payeur devrait être intégralement appliqué dans tous les secteurs d’activité humaine, qu’il s’agisse des pollutions de l’air, du sol et des eaux et de leurs conséquences sur la santé humaine, sur la diversité biologique et sur le climat.

Mais, il convient de tenir compte de la situation des personnes dont le recours à des activités polluantes est contraint (par exemple : manque d’isolation thermique dans des logements individuels ou collectifs édifiés de manière insoucieuse lors des dites Trente Glorieuses, usage de véhicules individuels en l’absence de transports en commun délaissés par la puissance publique, produits à bas coût par absence de prise en compte des effets secondaires, etc.).

Manifestement, on fait face à l’irrespect du principe pollueur-payeur :

La palinodie de l’abandon de l’écotaxe de la part d’élus qui l’avaient votée est une illustration de la pusillanimité d’un milieu politique incapable de raisonner sur le long terme.

Il ne faut donc pas s’étonner de ce qu’une bonne part de nos concitoyens ne fasse plus aucune confiance dans celles et ceux qui sont censé(e)s les représenter. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas en moduler l’application dans le temps, avec un échéancier respecté et des mesures d’accompagnement. Mais comment ne pas comprendre que dans le monde rural ou dans la périphérie des grands centres urbains dotés eux de moyens de transport collectif, celles et ceux qui n’ont pas d’autres moyens de transports des personnes et des biens que la voiture ou le camion se rebellent lorsque l’on touche au coût du carburant ou aux normes  d’émissionde polluants ? C’est d’autant plus évident que pendant des décennies la puissance publique, insoucieuse du long terme, a incité au transport individuel et laissé en déshérencele ferroviaire sans beaucoup se préoccuper des effets secondaires.

Propositions :

  • Rétablissement de l’écotaxe. Appliquer l’écotaxe aux compagnies aériennes et aux croisiéristes.
  • Maintien de la limitation à 80 km/h, sur route, et diminution de la vitesse maximale des camions pour faciliter les dépassements.

Et pour le glyphosate? 

La gestion du dossier glyphosate et de l’épandage de pesticides près des zones d’habitation dans le cadre du vote de la loi sur l’alimentation montre la même absence de prise en compte du long terme, de la santé de nos concitoyens et du maintien du bon fonctionnement des sols (diversité de la flore et de la faune). Pour avoir vécu l’affaire de l’amiante sur le site universitaire de Jussieu pendant plusieurs décennies, j’ai entendu de certains membres de votre gouvernement et de parlementaires de votre majorité le même genre de propos déniant la réalité que ceux jadis prononcés dans le dossier de l’amiante.

Proposition : Respect de l’engagement que vous avez pris d’interdire l’usage du glyphosate en 2021.

Vous écrivez, M. le Président, que vous vous êtes engagés sur des objectifs de préservation de la biodiversité. C’est vrai sur certains points. Je salue tout autant la décision de votre gouvernement sur le dossier de Notre-Dame des Landes que sur celle du renforcement de la population d’Ours bruns des Pyrénées.

Mais quelle cohérence y a-t-il entre l’objectif de maintien et de restauration de la diversité des vivants et le soutien aux formes d’agriculture les plus nocives pour la flore et la faune sauvage, l’autorisation par lapuissance publique de projets qui ont pour conséquence l’amoindrissement de cette diversité (par exemple : grand contournement autoroutier de Strasbourg, aménagement du triangle de Gonesse, projet d’exploitation dit de la « Montagne d’or » en Guyane, etc.) ?

Encore s’agit-il là de projets touchant la France. Mais que dire de ceux qui ont des effets en d’autres pays comme  le développement de la raffinerie de la Mède destinée à utiliser de l’huile de palme dont la production se fait, loin de l’Europe, au détriment tant des populations humaines qui exploitent traditionnellement les forêts que  des autres espèces végétales et animales qui y vivent ? Qu’en est-il de certaines formes de pêche qui pillent les ressources halieutiques de pays africains riverains de l’Océan atlantique ?

J’ai connu une France urbaine et rurale de l’immédiat après guerre où la diversité du monde vivant non humain était sans commune mesure avec ce qu’elle est devenue maintenant sous les coups de modèles de société insouciants de ce bien commun qu’est la Vie dans sa diversitéLes facteurs qui ont conduit à la situation actuelle sont multiples. Les connaissances scientifiques et techniques nécessaires permettant d’en pallier les effets sont connus. Comme l’écrivait l’écologue Robert Barbault, la diversité biologique est l’assurance vie de l’humanité. Il ne semble pas que ce soit un constat partagé par bien des décideurs financiers et politiques d’aujourd’hui.

Proposition : Une réelle politique de maintien des conditions d’évolution de la diversité du monde vivant. Cela veut dire un changement profond du modèle agricole dominant et une réelle évaluation des impacts des projets d’aménagement.

Aux chasseurs de votre gouvernement:

J’ai appris la chasse avec mon père et le maire de mon village de la Bourgogne du Sud et n’ai aucune hostilité de principe à l’exercice de ce loisir même si je comprends que pour des raisons éthiques certains puissent s’y opposer. Mais j’ai raccroché le Darne calibre 16 offert par ma grand-mère, lorsque j’ai vu qu’au fil du temps la chasse se transformait en tir sur du gibier d’élevage. La raison en était une régression de la diversité et de l’abondance de la faune sauvage due, pour bonne part, à de profondes altérations des conditions de milieux contre lesquelles les organisations cynégétiques se mobilisaient peu.

Et puis, il y a l’organisation de la chasse dont je ne comprends pas qu’elle soit toujours soutenue par vous et votre gouvernement. C’est un système dû au régime autoritaire du Maréchal Pétain, exorbitant du droit commun des associations comme le  faisait remarquer le Professeur Jehan de Malafosse (1921-2013), grand historien du droit de l’environnement et chasseur lui-même. Au travers de ce système, les chasseurs s’approprient une partie de la faune sauvage, patrimoine commun à tous les Français, voire au-delà lorsqu’il s’agit d’espèces migratrices. Le coût du permis de chasse n’est donc qu’une contrepartie à un prélèvement sur un patrimoine commun et il n’est donc pas normal qu’elle soit versée aux seules organisations cynégétiques. […]

Propositions :

  • Rétablir le statut des associations cynégétiques dans le droit commun des associations tel qu’il était avant 1941.
  • Dédier la moitiédes fonds issus du coût du permis de chasser à des actions de maintien de la qualité des milieux nécessaires à la diversité biologique générale et à la restauration de populations d’espèces animales en déclin via des institutions comme les Parcs nationaux, les Conservatoires d’espaces naturels, les Associations de protection de la nature et de l’environnement, etc.

[…]

  • Respecter réellement les lois de 1976 et 2016 relatives à la diversité biologique tout comme les directives de 1979 sur les oiseaux sauvages et de 1992 sur les habitats de la faune et de la faune sauvages. Respecter et appliquer réellement les lois Montagne (1985) et Littoral (1986).

À quand votre transition écologique, Mr le président? 

Alors qu’une stratégie énergétique soutenable et durable devrait reposer tout d’abord sur les économies d’énergie puis sur la diversification des sources d’énergie, notre pays, contre tout bon sens s’est engagé dans un recours massif à l’énergie nucléaire malgré des avis pourtant éclairés.

[…]

Vous avez, Monsieur le Président, hérité de cette situation. Comme vous voulez une France du demain plutôt qu’une France du passé, l’on pourrait donc s’attendre à une réorientation profonde de la politique énergétique de notre pays, limitant fortement le recours à la filière nucléaire dont, comme auparavant dans des visions à court terme, l’on ne voit que les aspects positifs immédiats, laissant à nos enfants, petits-enfants et générations futures d’assumer ce que nous ne sommes pas capables de gérer (les déchets nucléaires). Comme l’écrivait Mme Brundtland (Notre avenir à tous, 1987), « Nous empruntons un capital écologique aux générations à venir, en sachant pertinemment que nous ne pourrons jamais le leur rembourser. Elles auront beau nous maudire d’avoir été si dépensiers, elles ne pourront jamais récupérer ce que nous leur devons. Nous agissons de la sorte parce que nous n’avons pas de comptes à rendre : les générations futures ne votent pas, elles n’ont aucun pouvoir politique ou financier, elles ne peuvent s’élever contre nos décisions ». Au vu des dernières décisions en matière de maintien d’un programme électronucléaire qui est un gouffre financier, l’on n’a vraiment pas l’impression qu’ont été tirées les leçons du passé. Est-ce cela s’inscrire dans le futur ?

Propositions :

Accélérer la fermeture des centrales nucléaires et transférer les fonds dévolus à la filière nucléaire aux économies d’énergie et au développement des énergies renouvelables.

 

La démocratie et la citoyenneté

Force est de constater que malgré un discours sur la France, pays de la démocratie représentative, les institutions mises en place ont été, de facto, conçues pour empêcher qu’elle ne s’exprime réellement :

  • Non reconnaissance du vote blanc assimilé un temps à un vote nul puis comptabilisé à part alors qu’il exprime un choix conscient du citoyen
  • Élimination du scrutin à la proportionnelle alors qu’il est le seul à représenter réellement la diversité des projets politiques qui doivent pouvoir s’exprimer librement. Ce n’est pas à l’État de décider, par des subterfuges administrativo-politiques, qui peut ou non se présenter au choix des citoyens. Il m’apparaît indispensable d’adopter le système mis en place pour les élections au suffrage universel du Parlement européen, à savoir un scrutin avec un seuil de 5% des votes.[…]
  • Le maintien du nombre de députés me semble souhaitable s’il est compensé par la suppression du Sénat. Je pense néanmoins nécessaire de réorganiser le travail parlementaire qui apparaît quelque peu chaotique et marqué par la précipitation (lois de circonstances). Adopter le mode de fonctionnement du Parlement européen me semblerait judicieux. Au vu de la diarrhée législative de ces dernières années, où sont votées de nouvelles lois palliant le manque d‘application de lois précédentes, il semble utile que l’Assemblée nationale puisse mieux contrôler le travail de l’exécutif.

[…]

Propositions :

  •     Reconnaissance du vote blanc comme vote exprimé
  •     Adoption du scrutin à la proportionnelle (seuil minimal à 5%)
  •     Maintien du nombre des députés mais réorganisation du travail parlementaire
  •     Suppression du Sénat
  •     Réorganisation du CESE

Référendum d’initiative citoyenne, vous dites ? 

Lorsque l’on constate que nos gouvernants ont contourné le résultat du référendum de 2005 sur une Constitution européenne ; le peu de cas fait par M. Delevoye, alors président du CESE, d’une pétition  de près de 700.000 signatures déposée en 2013 ; le classement sans suite par la Commission européenne (alors présidée par le peu recommandable José Manuel Durao Barroso), en 2014, d’une initiative citoyenne signée, dans les règles, par 1, 7 million de citoyens européens ; le sort réservé, en 2018 ,à la consultation par internet sur la suppression des enquêtes publiques du projet de loi de M. Stanislas Guerini, etc., l’on a tout lieu de penser que l’idée, au demeurant justifiée, d’un référendum d’initiative citoyenne, reste illusoire tant que perdurera l’arbitraire au sein d’institutions qui se disent « démocratiques », sauf à entrer dans un processus « révolutionnaire »par rapport à la pratique du moment. Chiche ?

Compte tenu de la coutume française de voter non pas à propos de la ou des questions posées  mais contre celui ou celle qui la pose, l’idée de référendums nationaux ne me semble pas judicieuse. Il vaudrait commencer par des référendums locaux quitte à ce que lorsque la culture politique des citoyens français aura acquis la maturité des électeurs helvètes l’on en arrive à des référendums nationaux.

[…]