Le Grand Paris charrie son lot de projets gigantesques (et inutiles). D’Europa City, oeuvre encore largement obscure pour le grand public,  Grégoire Deherr nous livres les clefs et les codes. Bienvenue dans un monde plus cool que nous avons infiltré.

Disneyland en bas de chez toi

En 2006, le groupe Auchan projette de construire le premier site européen de retail-ment. Il s’agit d’un « enclos programmatique mixte », selon le jargon fleuri des urbanistes, dédié à la fois aux commerces (retail) et aux loisirs (entertainment). Sur quatre-vingt hectares, à proximité des « quartiers sensibles» de Gonesse et Villiers-le-Bel notamment , ce gigantesque mall récréatif sera construit sur les terres agricoles du Triangle de Gonesse. Les travaux devraient débuter en 2019 et l’ouverture du site, sous réserve de la desserte par la ligne 17 du futur métro grand-parisien, est prévue pour 2024. Parmi les équipements phares du projet, il convient de souligner la plage tropicale et la piste de ski indoor, comme à Dubaï. Et au cas où vous ignoreriez encore l’existence de Starbucks et H&M, 300.000 m2 seront dévolus au commerce et à la restauration. Côté chalandise, trente millions de visiteurs sont attendus chaque année soit deux fois plus qu’à Disneyland Paris et un tiers de moins qu’aux Quatre Temps à la Défense, centre commercial le plus fréquenté en France. Telles sont en quelques lignes, les caractéristiques principales d’EuropaCity. Bienvenue dans un monde plus cool.

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Le festival du kitsch


Pour construire
EuropaCity, le groupe Auchan a retenu l’agence d’architectes danoise BIG (Bjarke Ingels Group), l’une des plus en vue du moment ; celle-ci a livré une première ébauche du projet au cours d’une réunion solennelle avec l’ensemble des partenaires. Ambiancés par une deep house précise et feutrée, nous découvrons les images de synthèse de la vidéo de présentation. Nous voyons une famille pixélisée au sourire publicitaire, déambulant à travers les activités d’EuropaCity. Pendant que le petit passe sa première étoile, nos deux Sims voguent entre l’exposition de street-art (EuropaCity a en effet annoncé un partenariat avec la RMN, la Réunion des musées nationaux), l’atelier culinaire traditionnel, le spa scandinave et la séance de shopping obligatoire. Sont mises en avant des « expériences liées aux cultures européennes » selon les mots-clés de la vidéo. EuropaCity se présente en effet comme « espace dédié à l’art de vivre à l’européenne qui porte les valeurs d’humanisme, de démocratie, de paix de culture et de qualité de vie de l’Europe » (sic).

A Europa City, nous ne sommes pas davantage en Europe qu’à Dubaï, c’est-à-dire dans un mall indifférencié du village global

Un esprit sain ne comprend pas bien ce que « l’art de vivre à l’européenne » et encore moins l’humanisme viennent faire là-dedans. Assurément,  nous ne sommes pas davantage en Europe qu’à Dubaï, c’est-à-dire dans un mall indifférencié du village global. Notre culture européenne se métamorphose en prétexte récréatif devenue prisonnière d’un cellophane de kitsch. Les sourires béats des skieurs des plaines nous rappellent à l’ordre : impératif catégorique de kiffer. Comme l’écrivait Philippe Muray au sujet des terrils du Nord transformés en pistes de ski artificielles : « ce ne sont même plus des pentes de neige virtuelle qu’ils dévalent, ce sont les bienfaits en soi de la modernité carnavalisée ».

La collusion des élites

A la fin de la vidéo, sous un tonnerre d’applaudissement, le charismatique architecte Bjarke Ingels prend la parole. Jean-basquets façon Silicon valley, propos drôle et percutant, le danois nous fait une présentation à mi-chemin entre la keynoyte de Steve Jobs et le speech Ted, c’est-à-dire à mi-chemin entre deux choses identiques. Il laisse la parole au PDG d’Auchan, Vianney Mulliez, costume bleu marine, mocassins et cravate club, beaucoup moins californien.

Les Mulliez sont l’archétype de la famille capitaliste traditionnelle. Héritiers d’une longue tradition industrielle paternaliste du nord de la France, catholiques déclarés, contributeurs généreux au denier du culte (nous n’avons aucune preuve mais laissons leur le bénéfice du doute), ils présentent la particularité de détenir 100% des parts d’un groupe qui emploie 300 000 personnes. A l’heure du nomadisme actionnarial, on peut dire que les Mulliez appartiennent à la vieille école.

Les Mulliez auraient pu incarner ces élites de l’ancien temps, forcément hostiles à la Disneylandisation du monde. Il n’en est rien. A croire avec Orwell que la décence ne se trouve que chez les gens ordinaires…

Dans son ouvrage-testament2, La trahison des élites, Christopher Lasch analyse avec brio la disparition des élites traditionnelles, conservatrices, pétries de « high european culture ». Celles-ci cèdent le pas à une nouvelle classe dominante, décomplexée, plus hédoniste et plus mobile. Il constate et déplore l’abandon de toute hiérarchie culturelle par ces nouvelles élites. Leur relativisme, en tant qu’il est dominant du fait de leur position sociale, se serait imposé à tout le reste de la société. Malgré leur contribution certaine à l’enlaidissement général de nos franges urbaines (le groupe détient les enseignes Auchan, Décathlon et Leroy-Merlin notamment), les Mulliez auraient pu incarner ces élites de l’ancien temps, forcément hostiles à la Disneylandisation du monde. Il n’en est rien. A croire avec Orwell que la décence ne se trouve que chez les gens ordinaires…

Le groupe va investir plus de quatre milliards d’euros pour EuropaCity. Le capitalisme de Papa s’achète ainsi un alibi de postmodernité festiviste. Bye bye le capitalisme coincé à l’ancienne. Vianney et Bjarke sont main dans la main, les baskets et les mocassins entrent dans la même danse. Bienvenue dans un monde plus cool.

Peut-on se payer le luxe de 10.000 emplois ?

Les zélateurs du projet disposent cependant d’un argument de poids. Avec ses 10 000 emplois directs en phase d’exploitation, peut-on se payer le luxe de critiquer le projet ? De surcroit, EuropaCity se trouve à proximité de zones où le chômage atteint 25% chez les jeunes. Le souci esthétique qui est le nôtre peut sembler bien maigre par rapport à la misère matérielle qui sévit. Qui a entendu parler des Chômeurs de Marienthal sait en outre que l’oisiveté est cause de détresse spirituelle. Ou pour le dire avec A. Finkielkraut dans Le Mécontemporain : « En soumettant l’homme à l’autorité exclusive du besoin, la misère le bannit de l’espace public et le déloge aussi de son for intérieur ».

Il est donc réducteur de réduire ce débat à la dialectique stérile entre le skieur de plaine et le chômeur oisif, puisque les deux procèdent du même cambriolage spirituel. Les deux sont vidés d’une part de leur humanité : la culture pour l’un et l’autonomie matérielle pour l’autre. Cette question nous impose donc de penser avec urgence d’autres modes de développement. Sinon, il conviendra de continuer à subir la lente transformation des individus en « kids définitifs »3. Bienvenue dans un monde plus con.

 

2 Terminé dix jours avant sa mort, en 1994.

3 Michel Houellebecq dans La Possibilité d’une Ile