Instinctivement, CAC 40 et Evangile ne font pas bon ménage. Pourtant, un grand patron  est devenu la coqueluche des catholiques…et de tous les réseaux sociaux. Prenant la parole devant les nouveaux diplômés d’HEC, le Directeur général et Vice-président du groupe Danone, Emmanuel Faber, a livré un discours indéniablement émouvant. Il y dévoile l’internement et la mort de son frère suite à une schizophrénie. Fort de son engagement auprès des pauvres, qui a forgé sa vision du capitalisme, il se fait apôtre de la justice sociale. Devant ce parterre de futurs responsables économiques, le DG de Danone de poursuivre : « Le pouvoir n’a de sens que si vous vous en servez pour rendre service. »  La Revue Limite s’interroge sur la cohérence entre l’humanisme du discours et la réalité d’un groupe multinational. Ce pastiche dresse un portrait d’Emmanuel Faber et tente de mettre en relief des éventuelles contradictions.

Lettre de démission d’Emmanuel Faber du Groupe Danone

Monsieur le Président – Cher Franck,

Messieurs les membres du conseil d’administration,

Messieurs les actionnaires,

Chers collègues,

Chers clients,

Si vous attendez un discours de déférence managériale, vous allez être déçus.

J’ai décidé de mettre fin à mes fonctions au Groupe Danone. Ces derniers jours, depuis cette prise de parole devant les jeunes diplômés d’HEC, de toute part, je croule sous les éloges. Naturellement, et sans fausse modestie, je m’interroge : suis-je à la hauteur de tant de louanges, qu’ai-je fait pour mériter tout cela ?

Je n’ai jamais caché mes intentions. Déjà en 1992, dans mon premier ouvrage, intitulé Main Basse sur la Cité, je déplorais l’empire de la finance sur notre économie. « Elle était en train d’envahir absolument tout. Je n’envisageais pas d’être du mauvais côté du manche. Je voulais maîtriser l’outil et non le subir. » C’était la raison pour laquelle j’ai commencé ma carrière au sein de Bain, l’un des trois principaux cabinets de conseil en stratégie au monde. Je l’ai écrit : « j’ai choisi l’infiltration et le risque de la compromission ».

Puis débute l’aventure Danone en 1997. Cherchant à être fidèle à ma foi et au message social de l’Eglise, j’avais été sensible au message d’Antoine Riboud, fondateur de l’empire des produits laitiers, qui avait placé l’humain au centre des préoccupations de l’entreprise. Avec son fils Franck, devenu PDG en 1996, je me suis dit que nous avions l’occasion de réconcilier le monde de l’entreprise avec nos exigences morales. C’est ce que nous avons essayé et que nous continuons d’essayer.

En 2005, suite à ma nomination comme Directeur Asie-Pacifique, j’organise une rencontre entre Muhammad Yunus –  fondateur de la première institution de microcrédit, ce qui lui vaut le Prix Nobel de la Paix en 2006 – et Franck Riboud. Nous fondons ensemble la Grameen Danone Foods, qui a pour ambition de fournir des produits laitiers de première nécessité à des prix accessibles pour la population du Bangladesh. Avec près de 100 000 yaourts vendus chaque jour (le yaourt vendu apportant 30% des besoins nutritifs quotidiens dans un pays où un enfant sur deux souffre de malnutrition), 300 emplois directs créés et des compléments de revenus pour des centaines de personnes, nous sommes particulièrement fiers d’avoir initié ce qui est devenu un modèle de social business.

Malheureusement, la réalité ne s’avère pas aussi belle que dans une plaquette de présentation sur la Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE). Aux manettes d’un groupe du CAC 40, j’ai participé aux activités « naturelles » d’une telle entreprise. Je pense aux 500 « Ptits LU », ces salariés de la branche biscuits que nous avons licenciés en 2001 alors que j’étais Directeur financier du groupe. La Cour d’appel de Paris a d’ailleurs donné raison à 19 de ces salariés en jugeant leurs licenciements « sans cause réelle ni sérieuse, LU France et son propriétaire Danone n’ayant pas à l’époque de difficultés économiques prévisibles. » Nous avions en effet enregistré un bénéfice record avant le plan social, sans compter le bon de 12% de l’action boursière suite à ces licenciements.

Je pense également à l’activité du Groupe Danone en Chine, où j’étais directeur de 2005 à 2008. Dans une région étrangère à la consommation de produits laitiers, il nous fallait « pénétrer » le marché, selon la terminologie fleurie du marketing. Avec notre associé, le groupe chinois de boissons Wahaha, nous inventons le G-Vital, un infect soda lacté dont nous vantons les effets bénéfiques sur les capacités cérébrales. Au pays de l’enfant unique, nous avions trouvé l’argument de vente imparable auprès de parents prêts à tout pour doper les performances scolaires de leur bambin. Selon l’OMS, 17 % de garçons et 9 % de filles sont obèses en 2014. Pour quelle raison ? L’adoption trop rapide du mode de consommation occidental…dont les produits laitiers sont emblématiques.

Je pense enfin à nos activités en Indonésie, que l’émission Cash Investigation d’octobre 2015 s’est fait un plaisir de dévoiler. Dans ce pays où l’eau des biberons n’est pas toujours potable, le lait en poudre infantile met la santé des enfants en danger. C’est pourquoi la publicité pour ce produit est interdite. Pourtant, notre filiale pousse sans vergogne les sages-femmes à inciter les jeunes mamans à passer de l’allaitement au biberon. Et pour que les sages-femmes soient convaincantes, nos associés indonésiens savent user d’arguments sonnants et trébuchants : matériel gratuit, cadeaux et autres formations tous frais payés.

Conscient de cette réalité pour le moins peu reluisante, dont la description ci-dessus n’est pas exhaustive, j’ai essayé d’accéder aux responsabilités afin d’enrayer le désastre. Si je n’avais pas été là, peut-être aurait-ce été pire ? Pour paraphraser Péguy, il est facile d’avoir les mains pures quand on n’a pas de mains. Je voulais agir de l’intérieur, loin des discours, au risque d’avoir les mains sales. Mais désormais, je suis las de ces trop pesantes compromissions. Il est possible d’agir dans la Cité, mais hors du CAC 40. Comme le dit l’excellent numéro 3 de la revue Limite : « Il y a plein d’alternatives ! ». Alors engageons-nous, mais pas chez Danone.

Pour conclure, je souhaiterais vous laisser avec une touche littéraire, tirée d’un écrivain que je recommande à tous. Dans son livre Dans les Forêts de Sibérie, l’auteur raconte sa halte dans un supermarché, passage obligé avant son exil de plusieurs mois loin de toute civilisation. L’auteur raconte sa perplexité face à vingtaine de marques de Tabasco présentes dans un rayon ; dépourvu face à cette absurde abondance, il ne sait que choisir. Son effarement précipite son départ. De même, me rendant dans mon supermarché récemment agrandi, j’ai réalisé qu’un nouveau rayon de produits laitiers avait été ajouté. Désormais, les yaourts « 0% » possédaient un rayon distinct des autres produits. J’avais le choix entre plus de 200 mètres linéaires de desserts laitiers. J’étais terrorisé, prisonnier de cette opulence qui travestit le mot de liberté.

Il est donc temps de partir, de retrouver notre véritable liberté. On peut agir, mais ailleurs, loin des yaourts, loin de la lumière des néons glauques des grandes surfaces, des usines et des bureaux. C’est ce que je me souhaite, et ce que je souhaite à chacun.

Bien cordialement,

Manu