Découvrez l’édito du sixième numéro papier de la revue Limite. Limite n°6 est en vente en ligne ou chez votre libraire (à partir du 13 avril dans plus de 250 points de vente). Vous avez également la possibilité de vous abonner pour recevoir les 4 prochains numéros (à partir du n°6 à paraître début avril).

 « Je t’assure, c’est à droite ! – Non, à gauche ! – Que dit le GPS ? » Les dispositifs technologiques ne se contentent pas de pallier nos failles : ils nous promettent l’infaillibilité. Ils augmentent sans doute notre pouvoir sur le monde, mais limitent notre puissance d’agir par nous-mêmes. Ils démultiplient nos potentialités mais étouffent, en les remplaçant, nos capacités propres. Tout ce que l’on gagne en temps, on le perd en autonomie. À trop nous laisser prendre aux mirages technologiques, nous devenons leurs dupes, moins outillés qu’assistés, moins partie prenante que dépendants, incapables de vivre sans, et condamnés à nous adapter, à prix d’or, à chaque innova­tion.

Parce qu’il était critique du « monde fantôme », un monde jalonné d’écrans relayant aussi bien l’explosion d’une bombe atomique qu’une course de bobsleigh, le philosophe Günther Anders fut mis à l’écart des colloques universitaires. Un jour, il se mit en tête d’expliquer à ses collègues que la technologie contemporaine, à la dif­férence des techniques traditionnelles, s’imposait « unilatéralement » à son utilisateur, le rendant peu à peu « obsolète ». Que c’était la tech­nologie qui devenait libre et nous qui l’étions moins. Blasphème ! On le traita de « réactionnaire ». Car voilà, vouloir freiner la machine, c’est aussi vouloir en finir avec une certaine idée du progrès.

C’était au temps d’Hiroshima. Depuis, on a pu justifier l’existence de n’importe quelle invention, aussi néfaste soit-elle, en persuadant l’opinion que la méfiance à l’égard du « progrès technologique » était de l’ordre du sabotage. Le « monde fantôme » celui où Bora Bora vous est plus familier que votre voisine ou que le bosquet d’à côté semble faire l’unanimité. Prenez la campagne électorale : qui pointe l’artificialisation de nos modes de vies comme l’une des menaces auxquelles nous faisons face ? Un candidat soi-disant conservateur s’extasie devant les gadgets du salon technologique de Las Vegas, tandis qu’un autre, qui se dit antiproductiviste, s’expose en holo­gramme… La technique et le marché sont les deux idoles du temps. Le veau d’or 3.0 a des couilles en silicone.

« Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », disait Ellul. Les technocritiques ne diabolisent pas la technologie, ils la désacralisent. Ils ne la méprisent pas (nous y recourons tous), ils cherchent à la maîtriser. Et à la soumettre non pas à leurs caprices, mais à leurs besoins, quitte à repenser les modes de vie qu’elle a refaçonnés à son image et à sa ressemblance. Car la technique n’est pas neutre, et sous prétexte de nous émanci­per de la nature, c’est à sa propre logique, de plastique ou de béton, qu’elle nous aliène.

Ce que nous voulons dire aux bidouilleurs posthumanistes, à leurs investisseurs, et à tous ceux qui collaborent au grand remplacement de l’humain par le cyborg, c’est que nous n’avons pas besoin d’eux. Nous nous passerons de leurs robots pour mener une vie bonne. Nous saurons être heureux, quoique imparfaits, hors de leur paradis factice. Tant que nous serons nombreux à préférer les vaisseaux san­guins aux circuits imprimés, la naissance au clonage et le ciel aux écrans, le meilleur des mondes restera un cauchemar sans lendemain. Et l’amour, l’espérance, la liberté continueront de battre dans nos cœurs de chair.