« Salut à toi, jeunesse de France, avenir du monde ! » C’est ainsi que chaque matin un professeur de philosophie lyonnais, fondateur du Collège supérieur, entrait dans sa salle de classe. Il y avait là de quoi galvaniser les élèves, et les mettre en confiance. « Pour la première fois, ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde », écrit ainsi Albert Camus dans Le Premier homme. Mais pour qu’une mère, un père, un éducateur, une société toute entière, estiment que des enfants sont « dignes de découvrir le monde », encore faut-il qu’ils jugent le monde, lui-même, « digne d’être découvert ». L’est-il encore à nos yeux ?

En nous donnant le jour, nos parents ont fait cet invraisemblable acte de foi : la vie vaut la peine d’être vécue. C’est à eux que nous voudrions dédier ce nouveau numéro. À Jean-Paul, né en 1953 à Grenoble, ouvrier poseur, fils de Giuseppe et Ida, et à Nadia, née à Alger en 1957, caissière, vendeuse, puis aide-comptable, baptisée sous le nom de Thérèse en 1995. À Delphine, née il y a 55 ans à Toulouse, médecin nucléaire dans un cancéropole, et à Fabrice, 61 ans, paysagiste et responsable des « frères de la rue », une association d’aide aux sans-abris. À Isabelle, née à Paris en 1960, psychomotricienne, et à Godefroy, né la même année à Niort, commercial dans le secteur du bois-énergie. À Sylvie, née à Aix-les-bains en 1965, professeur de technologie à Villeurbanne depuis 25 ans, et à François, né à Tunis, automaticien. À Christel, employée, et à Alain, marin. À Sylvie et à Paul. À Bénédicte et à Jacques. C’est chez eux que, de la Corse à la Bretagne, nous rentrons au bled : Paul à Cotignac, Eugénie à Pibrac, Gaultier à Tronchoy, Marianne à Toussieu, Max-Erwann à Port-Louis, Grégoire à Poiroux, Camille à Ocagnano ! Nos parents n’ont pas seulement rendu possible la revue Limite, ils l’ont à leur manière préparée. Ils – elles, surtout – ne se sont pas seulement donné la peine de nous faire naître, ils nous ont éduqués. Nous devons plus à nos parents que nous ne pensons. De nos bafouilles, ils sont responsables, sinon coupables. Pour toute réclamation, s’adresser à eux !

Nos vies, au fond, ne tiennent pas à grand chose : une rencontre, un serment, le désir d’un homme et d’une femme, toutes choses bien contingentes. Mieux : elles sont suspendues à des conditions sur lesquelles nous n’avons guère de prise : à la situation politique, à la conjoncture socio-économique, aux aléas climatiques, aux équilibres écologiques… D’autant que le libéralisme a fait de la précarité, non plus seulement un état de fait, mais une injonction et une valeur : « Adaptez-vous, qu’ils disaient, vous verrez du pays ! » Dans le monde-fantôme de la marchandise et de la high tech, nous ne savons plus bien à quoi nous tenons. Ni ce qui nous est le plus cher, ni ce qui nous est le plus nécessaire.

Pourtant, un tenace besoin d’enracinement nous étreint. La sacro-sainte flexibilité n’a pas encore eu raison de toutes nos fidélités. La société liquide n’a pas largué encore nos dernières amarres. Nos parents comme nos enfants nous obligent : ne lâchons rien de ce qui nous tient debout ensemble, vivants dans un monde vivable. C’est notre vœu commun pour cette année nouvelle : que nous prenions mieux conscience de ce qui nous relie pour affronter ensemble les défis qui sont nôtres. Que nous ayons à cœur de transmettre non pas seulement des souvenirs, aussi attachants soient-ils, mais la vie elle-même, féconde et résiliente ! Bonne année, bon pied, bon œil !

Couverture Limite n°9 petite

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