Pour être effective, la transition écologique doit aussi être soutenue et encouragée par les responsables politiques. Philippe de Roux plaide pour la fondation d’un projet commun à l’échelle européenne.

Il est urgent de faire entrer dans le débat européen la question cruciale de la survie de notre planète et du nécessaire changement de mode de vie. Il est illusoire de croire que cela se fera tout seul, chacun dans son coin, quand il est déjà si difficile pour un fumeur de ne pas en griller une dernière, même s’il sait bien que c’est néfaste… L’échelle européenne pour un projet écologique commun est appropriée à la nécessité d’une masse critique en vue d’un changement réel.

Le combat écologique est celui de la cohérence des trois piliers que sont l’écologie environnementale, l’écologie sociale et l’écologie du corps, avec la nécessité d’un débat approfondi sur l’écologie du corps, particulièrement sensible en Occident. Le but politique commun est de définir le juste niveau d’artificialisation technique qui ne contamine ni l’environnement dans sa capacité de régénération et de filtration, ni les personnes humaines dans leur dignité ou leurs relations, le tout en préservant la beauté de cette nature et de nos corps dans leurs mouvements biologiques qui semblent aussi « donnés » pour notre contemplation gratuite.

« Un homme, ça s’empêche », disait Camus. Si la conscience de ces limites qui nous rendent plus humains n’est pas profondément acceptée et vécue dans l’écologie du corps, il n’y a pas de raison que ce soit le cas pour le reste. L’écologie est toujours une école de patience, de justice et de relation. Par ailleurs, cette clé d’entrée de l’écologie du corps permet de s’émerveiller de son corps justement. Délivré de la fatigue de nos désirs tyranniques, une relation ajustée à notre corps et aux corps des autres fonde un corps social pacifié. Elle permet de guérir des visions pessimistes de l’humanité, perçue comme principalement prédatrice, ou des rêves d’une Nature idéalisée qu’il faudrait mettre « sous cloche ». C’est une refondation intérieure et culturelle qu’il faut viser, loin de l’épouvantail facile du « retour à l’âge de pierre » brandi par des « adaptateurs » dénués d’imagination, ces croyants qui plaident encore pour l’aspirine quand il faut un remède global.

L’écologie est toujours une école de patience, de justice et de relation.

Ce juste niveau d’artificialisation technique et de préservation de la beauté doit être discerné sur ces trois niveaux d’écologie. C’est aussi aux responsables politiques de le rendre possible, en se fondant sur un discernement démocratique pour traiter de l’utilisation des moyens, en structurant la subsidiarité dans la prise de décision pour éviter aussi bien la tentation d’une dictature d’un État « vert » que la constitution de ghettos écolos pour ultra-riches comme cela commence à germer. Ce processus sera possible en commençant par le partage de fondements et d’objectifs communs, une charte de l’écologie intégrale, que nous proposons d’écrire collectivement. Sinon c’est l’atomisation du « chacun sa petite vision et son petit projet », la verticalité technocratique pour canaliser toutes ces « particules élémentaires » et finalement une écologie marketing ou punitive, marquée du sceau du renoncement…

La sur-artificialisation technique dans ces trois champs, en plus de nous déconnecter de l’essentiel et d’étendre son emprise sur nos vies, est sur-consommatrice de carbone. Et même si la culture change, vu le niveau nécessaire de baisse de carbonation du système, qui semble très important selon plusieurs calculs, il est illusoire de croire que le changement se fera de lui-même, chacun dans son coin. Les images telles que le jour du dépassement ou les cinq planètes qu’il faudrait pour faire vivre l’ensemble de terriens comme un consommateur américain, montrent qu’il faut au moins diminuer par deux ou trois le niveau d’émission de carbone et de prélèvement sur la nature. Avec toutes les informations qui circulent sur le réchauffement et les effets de la surconsommation, l’opinion semble prête à autre chose, peut-être même d’assez radical, pour peu que ce soit réaliste, juste et cohérent.

Comment agir concrètement sur les trois niveaux de l’écologie à une échelle européenne et accélérer la « décarbonation » ? En créant une agence européenne de la transition écologique pour que l’Europe promeuve un nouveau modèle de croissance qui investirait dans un cadre de vie environnemental séduisant, y compris dans les pays en développement, soit à la pointe d’une recherche éthique sur l’humain pourvoyeuse de solutions (comme les cellules souches non embryonnaires) et offre une organisation sociale à même d’attirer les jeunes talents qui sont très séduits par des formes renouvelées d’organisation de la vie commune.

La sur-artificialisation technique dans ces trois champs, en plus de nous déconnecter de l’essentiel et d’étendre son emprise sur nos vies, est sur-consommatrice de carbone.

Pour cela, il faut récupérer d’urgence des moyens fiscaux, notamment face aux stratégies d’évitement des multinationales. Mettre fin à leur rente excessive et inutile ne peut se faire qu’avec un rapport de force européen. Cette mesure de justice, qui est un préalable essentiel, peut se justifier politiquement par l’urgence écologique. De ce point de vue l’exemple de l’impôt sur les sociétés aux Philippines est très efficace : l’entreprise paie le montant le plus élevé entre 30 % du résultat net et 2 % du chiffre d’affaire. Du coup, il devient inutile de surfacturer des frais de siège aux Bahamas pour diminuer artificiellement le résultat dans des pays à taux d’imposition décent. Ce système très simple pourrait être mis en place au niveau européen afin de libérer des moyens d’action, avec des taux ajustés bien sûr, qui laissent une marge aux États mais donnent un esprit. De la même manière, les économistes Gaël Giraud et Alain Grandjean proposent une feuille de route européenne convaincante pour financer la transition écologique sans être bridé par le seuil artificiel des 3 %, tout en neutralisant le rapport de force stérile entre Bercy et les administrations quand l’urgence exige une sortie par le haut.

Par ailleurs, un système européen de carte empreinte carbone avec un crédit carbone personnel pour chaque citoyen peut être imaginé, afin de susciter un écosystème créatif et vivant. En ciblant quelques gros achats de produits de consommation très carbonés (voiture, voyage en avion, type d’habitat…), chacun pourrait voir son crédit augmenter ou diminuer en fonction de ses choix de vie, faire les arbitrages et éventuellement acheter des crédits à des citoyens ayant un mode de vie plus sobre en carbone. Cependant il ne faut pas le cacher : le seuil cumulé des crédits « empreinte carbone » devra bien diminuer. Mais cela doit se faire progressivement, laissant un temps aux citoyens et aux entreprises pour s’adapter. L’essentiel est d’amorcer le mouvement qui serait en outre un bon système de redistribution des consommateurs nomades des villes mondialisées vers les « périphéries ». Cela contribuerait à la prise de conscience de la beauté de l’enracinement, du slow moving, et à l’indispensable décroissance de l’utilisation des énergies fossiles qui n’entame en rien les potentialités très vastes sur de nouveaux services.

Cela contribuerait à la prise de conscience de la beauté de l’enracinement, du slow moving, et à l’indispensable décroissance de l’utilisation des énergies fossiles

De même, il pourrait être défini pour chaque produit un « code carbone », correspondant à un taux variable de TVA, en fonction de la carbonation de sa production, de la distance parcourue et du mode de transport et ce afin de compenser les externalités carbone négatives qui ne sont pas assez prises en compte par les prix de marché et peuvent être considérées comme du dumping déguisé. Avec le développement du numérique et du big data, c’est un projet ambitieux mais réaliste pour favoriser les circuits courts, la production locale et le développement des marchés intérieurs dans les pays du Sud. L’échelle européenne serait la bonne pour viser une masse critique sur son marché tout en laissant l’inventivité localement aux acteurs. Par exemple, si tous les tourteaux de soja importés pour les besoins de l’élevage intensif de « l’ancien monde » se trouvent taxés de la même manière en Europe, personne ne pourrait tailler des croupières aux voisins de manière artificielle en ne jouant pas le jeu des nouvelles formes d’élevage plus respectueuses des forêts amazoniennes, du bien-être animal et de la santé mentale des éleveurs. Cette forme d’anti-dumping écologique ferait probablement augmenter les prix à court terme, il ne faut pas le cacher non plus. Mais ce serait très dynamisant pour la production européenne qui permettrait de viser une baisse de l’IS des entreprises à réinvestir dans les salaires ou le financement de l’agence, par exemple via des crédits d’impôts écologiques.

Les moyens récupérés pour les différents chantiers européens de la transition écologique et de la « décarbonation » devront être contrôlés démocratiquement sur les taux et l’utilisation selon une gouvernance à imaginer. Viser en particulier d’accompagner la transition complète de l’agriculture et de l’élevage intensifs vers le bio serait très mobilisateur, rassurant pour les consommateurs et changerait la donne. Aucun système n’est parfait, mais il aurait le mérite de traiter ensemble les questions d’écologie et de fiscalité commune à une échelle appropriée, le tout avec un rééquilibrage du commerce mondial, et sans user du rapport de force protectionniste de type trumpien, que seuls les États-Unis peuvent encore se permettre à court terme. Ce projet commun pourrait avoir valeur d’exemple pour les autres régions du monde, tout en étant une clé d’entrée écologique et positive à l’harmonisation fiscale européenne et au partage de moyens. Cela chauffe, il y a urgence…

Philippe de Roux
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