Envoyer un mail, faire une recherche sur Google, acheter en un clic un livre sur Amazon et le faire envoyer, emballé, à un ami qui habite le Canada pour son anniversaire, remplir son panier de chemises incroyablement peu chères sur Vente Privée, poster sur Facebook une vidéo trouvée sur Youtube qui explique comment éplucher des carottes sans économe,  se renseigner sur la confection d’un nichoir qu’on ne fera jamais sur Pinterest, et, au dernier moment, quand l’heure du repas approche, entrer dans la barre de recherche de 750g : « recette courgettes facile et rapide »…

Comme tout cela paraît léger, aérien, magique, surréaliste, agréable. Ça flotte dans l’air, c’est rapide, c’est efficace. Internet est une véritable toile d’araignée, si bien tissée, si joliment faite, que nous y sommes tous emmêlés, empêtrés, et qu’il n’y a plus qu’à tirer sur les fils pour nous faire agir. Ce sont ces fils arachnéens qu’a suivi Coline Tison, dans son livre INTERNET : ce qui nous échappe. Elle s’est laissée guider par le câble sortant de sa Box, chez elle, et ainsi, a commencé un long voyage dans les sous-sols d’Internet, dans la partie matérielle et concrète de l’arachnide numérique.

Bien loin de rencontrer des mails flottant vaporeusement dans un univers de nuages roses, Coline Tison a fait des milliers de kilomètres, suivant des câbles enterrés sous les trottoirs, sous les autoroutes, sous les mers « pour atterrir, comme toutes nos données, dans ce qu’on appelle un datacenter. Une usine à ordinateurs. Des millions d’ordinateurs posés les uns sur les autres qui font du bruit, qui travaillent, qui chauffent et qui nécessitent d’être refroidis avec d’énormes climatiseurs », le tout alimenté avec l’énergie du charbon et du nucléaire.

L’impact écologique

Vous l’avez compris, Internet est quelque peu polluant, et c’est de cet impact écologique que Coline Tison nous parle. Elle nous apprend que ces usines, ces datacenters, contenant l’or noir du réseau, c’est-à-dire nos données, « consomment autant d’électricité à elles seules que 20 000 habitants » ; que l’envoi d’un seul mail avec une pièce jointe d’1Mo « aboutit à une consommation de 24 wattheures, une ampoule basse consommation de forte puissance pendant une heure » et que « pour fonctionner, Google, à lui seul, exige en continu autant de puissance électrique que la ville de Bordeaux. » 

Dites-vous, maintenant, que rien qu’en Île-de-France, il y a 35 datacenters et que chaque heure, 10 milliards de mails sont envoyés. Internet paraît subitement moins léger. La Green Gird réunit chaque année, dans la Silicon Valley, les constructeurs de datacenters, de logiciels et de serveurs (Microsoft, Google, eBay, Yahoo, etc.) afin de faire le point sur leurs dépenses énergétiques et d’afficher publiquement leurs chiffres.

Certains font des efforts et soulagent leur conscience, (« Apple a installé, à côté de son usine, une immense ferme solaire pour tenter de contrebalancer ses émissions de gaz à effet de serre »), d’autres n’en font aucun, comme Amazon qui refuse mordicus de participer à cette conférence annuelleet n’a aucun complexe à porter le bonnet d’âne.

Nos données personnelles volantes

Outre la question de l’écologie, Coline Tison nous parle aussi de nos données, stockées dans ces usines, lesquelles ne nous appartiennent pas, ou plus. Nous les offrons gratuitement à la faucheuse invisible qui, avec ses multiples yeux, voit et sait tout. « Les sociétés numériques sont en mesure de travailler avec nos données, de les revendre, d’en tirer des espèces sonnantes et trébuchantes tandis que nous, nous les avons cédées pour rien. » Ces données revendues, ce sont les photos de nous et de nos bambins que nous mettons sur Facebook, les recherches que nous effectuons sur Google, les recettes de cuisine que nous cherchons. C’est tout, tout et n’importe quoi pourvu que nous donnions à cette entreprise totalitaire qu’est Internet le plus possible d’informations sur les attentes, les besoins et les goûts du citoyen moderne et bovin que nous sommes devenus. 

Que faire ? Quand Big Brother prendra les choses en mains pour sauver les ours polaires et les abeilles, les poules auront des dents, et même des cornes. Alors c’est à nous d’agir, de nous réveiller et de reprendre notre intégrité d’être humain, de protéger l’air et notre intimité, d’avoir du panache et de l’honneur. Il est grand temps de sortir du lit tiède et informe de notre vie.

Bien sûr, nous n’allons pas tous redevenir chasseurs-cueilleurs dès demain matin, et Internet, étant difficile à supprimer pour certains selon leurs métiers, nous devons faire des choix. Supprimons ce qui est supprimable comme Facebook, et évitons ce qui est évitable : Amazon, Google, Apple, etc. Utilisons plutôt Duckduckgo, Lilo, Linux, Open Library, etc. Renseignons-nous sur le fourrage que l’on nous donne à brouter et boycottons.

Une « espèce de totalitarisme non violent »

Quand on évoque notre intimité violée et cette « espèce de totalitarisme non violent », pour employer les mots d’Aldous Huxley, impossible de ne pas être ému par le livre L’Homme post-numérique du philosophe François de Bernard.  En effet, il nous parle d’une tyrannie ordinaire et d’une « domination que l’on ne voit plus et que l’on n’entend plus. » 

S’appuyant sur les TIC (Technologie de l’Information et de la Communication), il nous explique comment ces dernières détruisent en nous tout esprit critique, s’accaparant notre « temps de cerveau disponible », nous faisant vivre dans l’illusion d’un monde devenu un « village mondial » sans frontières géographiques, dans de faux rapports soi-disant humanisés. « On met un peu de village dans le monde afin de le rendre aimable – précisément parce qu’il ne l’est pas. »  L’objectif de Bill Gates, celui de « changer la manière dont les gens travaillent, communiquent et se divertissent » semble avoir été atteint.

Si nos données ne nous appartiennent pas, ce n’est pas seulement pour que nos coordonnées et nos recherches de femmes enceintes soient vendues à Aubert ou Pampers, mais c’est aussi et principalement pour notre sécurité. François de Bernard nous parle de la SSG (Société de Surveillance Générale), laquelle a tout l’air d’un œil omniprésent qui nous suivra jusque dans notre tombe. Surveiller pour surveiller, c’est son rôle. Surveiller pour notre sécurité. « Il faut surveiller tout, parce que tout est possible, et que l’on ne sait plus d’où la menace peut advenir… ». Tout est sous contrôle. L’Etat numérique a grand intérêt, pour notre bien-être à tous et notre sécurité, d’« abolir toute vie privée qui pourrait receler en son sein des germes de révolte, d’insoumission (…) ».  Après tout, ne sommes-nous pas tous des criminels potentiels ? Et pourtant, rien – ni aucune guerre ni aucune révolte – ne justifie la violation de notre intimité.

L’auteur, tout plein d’idéaux insurgés, rêve d’un homme post-numérique, un homme qui « revendiquerait et inaugurerait un rapport différent à son environnement (…) Un homme qui saurait se débarrasser avec résolution des outils numériques dangereux (…) Un homme qui sélectionnerait avec vigilance  les outils pouvant être conservés (…) Un homme qui ferait retour vers le livre et le journal imprimés, l’écriture manuscrite et les autres supports non « virtuels », avec volontarisme, en sachant pourquoi et en le revendiquant haut et fort. » Le véritable homme moderne sera finalement cet homme post-numérique, car il dépassera tout cela et ira plus loin, s’appuyant sur le bien-vivre-ensemble que l’on retrouve dans les traditions bouddhistes, quechua guarani et aymara – entre autres. Un retour au réel.

Pour François de Bernard, ce qui pour l’heure est primordial, c’est « d’éduquer chacun aux opportunités et limites, aux avantages, aux inconvénients et aux risques du monde numérique. » Il faut « former d’authentiques pédagogues des TIC, et des pédagogues à la fois techniciens et philosophes. » Puisqu’on ne peut éliminer Internet du monde, il faut le connaitre, savoir à qui on a affaire et ainsi, échapper à ses prises. Après la lecture de ces deux ouvrages, nous en savons largement assez pour prendre conscience de ce qu’est véritablement cet outil tentaculaire que nous utilisons quotidiennement. Nous en savons même tellement que nous n’avons plus d’excuses pour nous laisser guider et envahir. Comme nous le conseillait le grand écrivain et humaniste José Luis Sampedro, il est temps de « changer de cap et de navire », de quitter le grand panoptique.

 

François de Bernard, L’Homme post-numérique. Face à la société de surveillance générale, Editions Yves Michel, 2015, 114 p., 11,80€

Coline Tison, INTERNET : ce qui nous échappe. Temps, énergie et gestion de nos données, Editions Yves Michel, 2015, 116 p., 11,90€

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