« – Cela me fait penser qu’il faudrait que j’aille à la messe pour draguer des filles.

– Elles sont surement moins moches qu’à la cellule du Parti ».

 

Fin janvier, la Cinémathèque mettait à l’honneur le cinéaste Éric Rohmer autour d’une rétrospective évènement. Persuadé qu’il s’agit du rencard idéal, je décide d’y emmener une étudiante allemande dont j’essaye péniblement d’attirer l’attention. Face à mes huit ans d’allemand qui ne me permettent toujours pas de placer le verbe au bon endroit, l’esthétique rohmérienne de l’amour devait me permettre de relever le niveau.

 

Rohmer, les filles et la morale

En arrivant dans la salle de projection du Genou de Claire, je me rends compte que je ne suis pas le seul à compter sur Rohmer pour choper ce soir. Parmi les jeunes gens de ma génération, nous partageons une angoisse commune : dépasser le cap des 26 ans en restant célibataires. En effet, c’est à cet âge-là que cessent tous les avantages tarifaires de nos lieux de drague préférés : les évènements culturels. Le genou de Claire est un comte rohmérien classique. De beaux jeunes gens issus de la bourgeoisie badinent avec l’amour le temps d’un été autour du lac d’Annecy. Des jeunes filles en fleurs font tourner la tête à des hommes trentenaires qui semblent assez peu inquiets d’un éventuel détournement de mineures. À l’époque, tout le monde devait trouver ça normal ; à l’heure de #Meetoo, c’est moins sûr.  Rassuré par cette vision idéale de la séduction, je sors de la salle bien décidé à conclure avec mon allemande. Problème, celle-ci ne partage pas du tout ma lecture du film qu’elle considère comme un nanar misogyne où les femmes sont réduites à l’état de faire-valoir. Payant les pots cassés de la goujaterie de nos glorieux ainés, nous sommes nombreux à rentrer bredouille ce soir-là.

À Clermont, la messe est un haut-lieu de drague

Pourtant, dans ce monde mercantile, il reste un endroit où draguer reste gratuit, même à 26 ans passés : la messe. Dans son film Ma nuit chez Maud, Éric Rohmer fait de la messe le lieu de drague par excellence. Ma nuit chez Maud met en scène les hésitations de Jean-Louis, tiraillé entre Françoise, blonde, catholique fervente et Maud, brune, libre-penseuse, moderne et athée. Habitué des messes clermontoises, Jean-Louis y aperçoit une jeune femme au profil virginal : « ce jour-là, le lundi 21 décembre, l’idée m’est venue, brusque, précise, presque définitive que Françoise serait ma femme ». Plus tard, il fait la connaissance de Maud. Ils passent une nuit ensemble, chez elle, à se séduire et à se résister. Au milieu de ce triangle amoureux se trouve le philosophe Blaise Pascal et son fameux pari : l’espérance mathématique. Même si l’hypothèse que je soutiens a moins de chances d’être vraie que son hypothèse inverse, son gain est infini car « c’est la seule qui justifie ma vie et mon action ».

Jean-Louis se dit déçu de Pascal à qui il reproche son austérité janséniste et une conception du mariage qui en fait « la condition la plus basse de la chrétienté ». Pascal est ainsi mieux représenté tout au long du film sous les traits de son ami Vidal, marxiste convaincu, que par Jean-Louis, catholique pratiquant. Maud, même si elle « couche par désœuvrement », est finalement plus puritaine que Françoise dont le passé amoureux tumultueux plane comme une ombre sur les personnages. Or, malgré sa défiance, Jean-Louis va tenter lui aussi son propre pari pascalien : celui du mariage fidèle et authentique. Pour réussir son pari, Jean-Louis va résister à Maud, ses mondanités, ses provocations pour se laisser une chance de séduire Françoise qui se refuse pourtant à lui. Jean-Louis ne veut pas renoncer à cette espérance dans laquelle il puise le sens de sa vie. Le film se conclut par les retrouvailles de Maud et Jean-Louis sur une plage, par hasard, des années après. Jean-Louis est accompagné de Françoise, devenue sa femme, et de leur fils. Maud est seule et semble amère.

 Rohmer met en scène le mystère de la rencontre

Alors, quel rapport entre la morale du Genou de Claire et celle de Ma nuit chez Maud ? Aucun, si ce n’est la volonté de filmer une esthétique sans jugement moral ; de rechercher la beauté partout, y compris là où elle dérange. Rohmer filme les hommes face à leurs dilemmes et leurs incohérences, sans l’ambition de les façonner. Une allemande protestante et tolérante – un impératif catégorique à elle-seule – aurait-elle pu comprendre Jean-Louis et son catholicisme plein de contradictions ? Pascal aussi sans doute aurait condamné la légèreté des mœurs du Genou de Claire. Mais qu’est-ce que le catholicisme sinon une certaine indulgence face aux contradictions de chacun ?  Le cinéma de Rohmer croit néanmoins au miracle ; un miracle en forme de mystère. Le mystère d’une rencontre qui échappe à l’entendement. Dans un monde qui tend à fournir une explication rationnelle à chaque chose, ce mystère d’où s’échappe l’amour n’est saisi par aucune science, aucune intelligence. La réponse de Rohmer à la modernité est finalement de filmer telle quelle la beauté du monde qui perdure, malgré tout.  L’allemande et moi, Maud et Jean-Louis, ces deux histoires parallèles incarnent en réalité le dilemme qui habite chacun de nous. Jean-Louis aurait pu rejoindre Maud à la Cinémathèque ; il a préféré la messe de 19 heures.

Draguer à la messe, c’est se laisser une chance de réussir son pari pascalien, le pari d’un amour authentique. Revenir à la messe pour draguer, c’est, à la première nuit chez Maud, préférer la seconde chez Françoise ; une nuit plus modeste, maladroite, moins intellectuelle mais sincère.  Alors, la prochaine fois que vous hésiterez entre un week-end en festival électro ou une retraite à l’abbaye de Solesmes, sachez que la seconde option est peut-être celle qui vous laisse le plus de chances de gagner votre pari pascalien.

Pour aller plus loin :

Collet Jean, « Eric Rohmer, la face cachée de l’œuvre », Études, 2010/9 (Tome 413), p. 223-233.