L’orgasme a été un tournant majeur, paraît-il, dans l’émancipation de la femme. Avant l’orgasme, la sexualité féminine était ordonnée à la grossesse, à l’engendrement, enfin à ces enfants qui procurent certaines joies, sans doute, mais pas d’orgasme.
Au 20ème siècle, la femme a fini par s’arracher à l’oppression patriarcale qui lui imposait d’avoir un utérus pour enfin découvrir que la vraie liberté sexuelle n’est pas dans la maternité, mais dans cet orgasme qui révulse les yeux, agite spasmodiquement le corps et vous fait oublier la parole articulée. On pourrait objecter que l’orgasme est plutôt chose masculine, et que cette obsession reportée sur la femme, loin d’être une affirmation féministe, est une adoption machiste : la femme a le droit de jouir comme un homme… Il faut avouer que sur ce sujet la nature n’a pas doté les deux sexes de manière égale. L’homme jouit assez rapidement, et même beaucoup trop rapidement par rapport à la femme. Leurs rythmes ne sont pas synchrones, et souvent celui-là finit au moment même où celle-ci commence. Pour pallier cette précocité, l’homme a dû laisser son enthousiasme et devenir un technicien de l’orgasme, s’efforçant de tenir, multipliant les procédés d’oubli de l’étreinte au cœur même de l’étreinte : le voilà qui pour retarder sa volupté récite en lui-même des tables de multiplication, évoque des souvenirs atroces de la Deuxième Guerre Mondiale ou s’interroge sur l’avenir de l’Union Européenne (rien de mieux pour refroidir son ardeur) ; et si cela ne suffit pas, il absorbe des substances chimiques qui maintiennent son organe – jadis dévolu à la vie – en état de rigidité cadavérique ou de morceau de bois mort.
Les temps de ces essais puérils et maladroits sont révolus. La technique de l’orgasme féminin est enfin au point. Dave L. Lampert a accompli de manière radicale cet effort objectif par lequel l’homme s’absente de l’étreinte pour y être absolument performant. Et par là il donne à la femme de s’émanciper entièrement en devenant une cliente dont la satisfaction est renforcée par l’irrésistible clause du « money back guarantee ». Dave L. Lampert a inventé la machine à la faire jouir. Woody Allen y avait pensé dans Woody et les robots. Il l’avait nommé Orgastron et la représentait comme une sorte d’hybride entre la cabine téléphonique et l’isoloir républicain, ou peut-être plus encore comme la pissotière du plaisir : on entrait dedans, et, après quelque secondes à peine, on ressortait tout à fait soulagé, avec une forte envie de faire la sieste.
Dans la réalité, « the ultimate sex toy » s’appelle le Sybian (par référence aux Sybarites) et il a la forme beaucoup plus modeste mais aussi plus western d’une selle de cheval. Un boîtier semblable aux manettes des jeux vidéo contrôle « deux moteurs indépendants » et permet de régler la vibration, la rotation, l’inclinaison de toute une gamme d’« attaches » que l’on peut « customiser » en choisissant leur couleur – du « classic black » ou « playful pink » – et dont la stimulation s’étend par-delà les parties habituelles à la totalité du « plancher pelvien ». L’utilisatrice peut ainsi s’offrir un rodéo de pégase galopant dans le septième ciel.
C’est ce qu’affirme Melissa Jones, docteur en sexologie, en des hyperboles religieuses que je traduis le plus littéralement possible : « Le Sybian procure l’ultime, transcendant et intégral orgasme… Il élève le plaisir féminin au-delà de tous les pinacles qui se peuvent concevoir et se tient désormais au cœur de tout “orgasm-training program”. » Il y a donc une ascèse nécessaire pour atteindre la perfection multi-orgasmique. Il convient de passer par un programme qui vous adapte à la machine. L’émancipation est à ce prix. D’ailleurs, précise la publicité, l’usage solitaire n’est pas exclusif. Il est une aide même pour le couple régulier : la mari peut manipuler lui-même les joysticks avec plus de succès l’attrape-peluches que l’on trouve dans les foires, et la femme, en quelque sorte rodée par l’appareil, apprend à être plus sensible à son mari… si du moins le mari la préfère à l’autre machine inventée par David L. Lampert : le Venus-for-men, équivalent du Sybian pour homme, et qui, d’après le fabricant, « feels better than the real thing ».
Les machines pourront nous prodiguer tous les orgasmes possibles, il nous restera toujours la tendresse et le mystère de la vie commune.
De ces engins, on peut s’inquiéter, se scandaliser ou rire. Mais il se peut que, malgré eux, ils servent la vérité. Il ne sont pas sans rappeler la fameuse « Pleasure Machine » que le philosophe américain Robert Nozick présentait en 1974 comme une hypothèse de travail : « Supposez qu’il existe une machine qui soit en mesure de vous faire vivre l’expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la simulation pourraient stimuler votre cerveau de sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, de lire un livre intéressant.… Tout ce temps‐là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Que feriez-vous ? Brancheriez-vous cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? » Cette imaginaire machine à expérience correspond à une réelle expérience de pensée. Avec elle, Nozick entendait réfuter l’hédonisme. Face à cette possibilité, selon lui, à moins de déchoir de notre humanité, nous préférerons toujours une réalité même en grande partie déplaisante à un état de plaisir permanent dans l’illusion totale.
À quoi mène le Sybian, au final ? Au réel. Il relativise l’orgasme. Il humilie le Priape qui se croit viril parce qu’il fait jouir, alors qu’il n’est qu’un petit joueur auprès de la machine. Il révèle surtout que la jouissance n’est pas l’essentiel de l’étreinte conjugale. Les machines pourront nous prodiguer tous les orgasmes possibles, il nous restera toujours la tendresse et le mystère de la vie commune. Et, dans cette vie commune, ce n’est pas l’émancipation que l’on cherche – cette émancipation si individuelle qu’elle ne nous livre que mieux à l’emprise des objets. C’est au contraire le lien indissoluble à l’autre, l’alliance féconde qui réinvente l’avenir.
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Il me semble, cher monsieur, que vous vous trompez complètement dans votre démonstration.
D’abord en faisant vôtre (au conditionnel, certes), la ridicule assertion selon laquelle la femme aurait « découvert l’orgasme » au XXème siècle. Excusez-moi de vous dire, mais Adam et Eve n’ont pas attendu Castor et Pollux pour se flatter le berlingot.
Vous faites par-là trop d’honneur aux contempteurs du christianisme, en acceptant la confusion dans laquelle ils sont à propos du puritanisme bourgeois (bien athée celui-ci) du XIXème et le véritable amour chrétien, qu’il contamina de ses hygiénismes et de ses « patriarcales » turpitudes. Vous me direz que vous ne parlez pas des chrétiens, mais de tout le monde, mais pendant ce temps vous faites exactement ce que l’on reproche aux prétendus chrétiens : séparer l’esprit et la chair, l’amour et la volupté.
Par exemple quand vous déclarez que « la sexualité féminine était ordonnée à la grossesse, à l’engendrement, enfin à ces enfants qui procurent certaines joies, sans doute, mais pas d’orgasme », vous n’engagez que vous.
Excusez-moi encore une fois, mais il n’y qu’à bien écouter ses histoires de famille pour savoir que c’est pertinemment faux. Les femmes qui, malheureusement, se sont pliées à ce puritain mépris de la chair, ne font pas la majorité du genre – et on leur souhaitera d’avoir beaucoup fauté au regard de ce principe inhumain.
Vous vous trompez une deuxième fois lorsque vous dites que « la machine à jouir est plus performante que l’homme ». Vous n’engagez encore une fois que vous lorsque vous condamnez les amants à ne pas savoir s’apprivoiser mutuellement dans les délices d’une pamoison partagée, car, à moins d’en avoir une de 6 cm (et l’imagination aussi courte), c’est à la portée de tout le monde.
Ce n’est parce qu’il y des femmes qui font la liste des courses pendant que leurs maris les besognent que tous les couples ont de mal à grimper au rideau. C’est donner, encore une fois beaucoup de crédit à ceux qui considèrent les chrétiens qui ont le cul serré comme des peines-à-jouir et des impuissants.
La « machine à jouir » n’a rien de nouveau. Elle s’est posé beaucoup de fois dans l’histoire, et pas seulement depuis le godemichet de Cléopâtre. Elle a été inventée par le premier homme qui s’est tapé une ânesse ou par la première femme qui a délaissé son mari pour un étalon ; et on peut en dire autant avec les esclaves sexuels. Les machinistes contemporains n’en sont que les épigones.
Si ce genre de fornication (qui n’est qu’un autre genre de puritanisme) accordait plus de plaisir et de joie que l’amour sincère et fervents des amants, ça ferait longtemps que les gens préfèreraient se faire fouetté dans des caves à parthouzes que de vivre l’accomplissement de l’amour dans la fidélité.
C’est à peu près votre conclusion lorsque vous dites que « les machines pourront nous prodiguer tous les orgasmes possibles, il nous restera toujours la tendresse et le mystère de la vie commune. » Seulement votre opposition entre tendresse et orgasme est trop manichéenne, pour qu’on ne vous suspecte pas d’être finalement dupe des « éléments de langage » des publicitaires de l’émancipation et des pots de yaourt.
La bienséance romaine s’offusquaient des marques de tendresse que se donnaient les chrétiens en public. Aujourd’hui vous nous proposez de rougir devant les boîtes à orgasme en nous consolant d’être solidaire dans notre frigidité. Personnellement, il m’apparaît au contraire que c’est le postmoderne, accroupi sur une monture mécanique et le regard pris dans le feu croisé de trois godemichets et d’une paire de seins en mousse qui devrait rougir de son ridicule.
Parce qu’un amant véritable éclipsera toujours le plus froid « technicien ». Parce que l’amour est à l’esprit ce que le plaisir est à la chair, et que leur communion n’est rompue que dans la tête des velléitaires. Parce qu’entre une âme charnelle et un gode à moteur, il faudrait vraiment être un manche pour hésiter.
Merci pour votre analyse.
Il me semble que l’article était un peu plus au second degré que ce que vous décrivez. Mais votre rappel n’en reste pas moins intéressant. Il faudrait citer la nombreuse littérature médiévale sur le sujet.