Nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme de Fabrice Hadjadj, qui fait aujourd’hui le constat de la tendance qu’a notre société à s’éparpiller « façon puzzle » comme dirait Raoul Volfoni, c’est-à-dire à dissocier ce qui n’a véritablement de sens que dans son unité.

Dans son livre Une question de taille, Olivier Rey a inséré une photo très suggestive : deux individus un peu gras, en short, prennent un escalator pour se rendre dans une salle de fitness. On en déduit aussitôt que, dans cette salle, ils trouveront le « simulateur d’escalier » grâce auquel ils graviront des marches qui ne les élèveront jamais nulle part, mais qui élimineront un peu de l’embonpoint résultant de leur grand confort. J’ai connu moi-même cette situation lorsque je résidais à New York : je prenais l’ascenseur pour monter jusqu’à mon appartement au 27ème étage, puis le reprenais pour filer au 2ème sous-sol où brillaient des vélos pédalant dans le vide, des tapis changeant la course en piétinement, des rames de galérien sans aucun plaisir nautique, enfin, surtout, notre appareil, le Stairmaster Scala Santa de la religion nouvelle, d’un progrès qui est l’apothéose du sur-place, d’une société qui se développe à travers la dissociation.

Cette dissociation se retrouve partout – spécialement dans nos culottes, bien sûr. Il va de soi, désormais, que le sexe doit être dissocié en copulation et en procréation afin d’avoir, d’un côté, une partie de plaisir vraiment divertissante et, de l’autre, une sérieuse ingénierie de l’humain. Mais la table, non moins que le lit, connaît cette division : chacun mange à part son fast-food adapté à son régime, et converse avec des amis qui ne sont plus des convives. D’ailleurs, cette conversation, appelée chat, est elle-même dissociée : ses paroles sont entièrement séparées des postillons et même de toute présence charnelle. Parole qu’il convient de dissocier à son tour : d’une part, la communication rapide, efficace, s’exprimant par smileys et par LOL pré-enregistrés, d’autre part, éventuellement, la pensée, à laisser de préférence à des spécialistes réactionnaires.

Une fois ces activités dissociées et simplifiées, la frustration est telle qu’on les juxtapose aussitôt dans le multitasking. On fait du simulateur d’escalier en visionnant un thriller qui se passe sur l’Everest tout en surveillant en coin les cours de la Bourse ; on communique avec un « ami » par What’s App tout en faisant une partie de poker on-line avec des inconnus, un concerto de Mozart en bruit de fond, alors que l’on est assis sur la lunette des wécés. Cette juxtaposition hélas ne fait pas plus une symphonie qu’un monceau de membres sectionnés ne reforme un corps vivant.

D’où vient cette pente générale à la dissociation ? De la division taylorienne, qui sépare la conception et l’exécution puis sépare l’exécution elle-même en une série de tâches censées améliorer la productivité en dégradant le travail ? De la vision scientifique moderne, qui désintègre l’organisme en une multiplicité de fonctions analysables, ou décompose la forme concrète en une multitude d’éléments (gènes, neurones, atomes…) recombinables à son gré ? De l’économie marchande, qui a intérêt à ce qu’on ne vive pas du produit de ses mains et ne se satisfasse pas d’une veillée autour d’un feu, sans quoi elle ne pourrait nous vendre plat « équitable » et multimédia ? De tout cela, sans doute. Et d’autre chose encore, qu’on pourrait nommer la « perte de la finalité ».

Car la dissociation première est celle qui sépare les moyens et les fins, après avoir séparé les fins de la Fin dernière. Quand on ignore le tableau radieux qu’elles constituent, il est normal que les pièces du puzzle se désassemblent, et que le jeu ne soit plus que de les empiler et de les accroître sans fin en fragmentant encore tout le reste. Quand on ignore l’image divine que constitue notre vie en cette chair sexuée et mortelle, il est normal qu’on se disloque, s’éparpille, s’augmente mécaniquement, jusqu’à mettre tout ce qui nous entoure en miettes.