Comme chaque semaine, nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.

Un dessin assez populaire montre l’homme perdant la station droite et régressant vers le schéma postural du chimpanzé parce qu’il se retrouve à présent voûté devant un clavier et un écran. Je trouve cette image très désobligeante pour le singe, lequel jusqu’ici, pour sa défense, a toujours fait preuve de ce sain et solide réalisme intellectuel qui fait préférer une vraie banane à n’importe quelle merveille numérisée. — Qu’il y ait toutefois une bestialité qui couve sous le plus haut raffinement technologique, je ne puis que l’admettre. J’ai vu des gens, dont l’appartenance à l’espèce « animal raisonnable » ne faisait aucun doute, se mettre soudain à insulter leur ordinateur et même à le taper à l’endroit de sa mémoire vive (ce qui sera bientôt condamné par la Cour Européenne des Droits du Cyborg), parce qu’une commande de leur machine ne répondait plus ou que son processeur marchait au ralenti. Là, devant le petit logo qui tourne sans fin, le paisible internaute se change en boule de nerfs auprès de laquelle un pitbull enragé présente encore un comportement assez cohérent et flegmatique.

Je compatis profondément au malheur de ce pauvre animal qui n’est plus assez humain pour garder la raison et qui l’est encore trop pour retrouver l’instinct. Comment qualifier ce qui lui arrive ? Lui-même dit non sans pertinence qu’il « pète un câble », attestant par là qu’il est tombé bien en-dessous de la bête. Mais on pourrait dire plus objectivement qu’il a « perdu le contrôle »  – désagrément qui ne peut survenir qu’à quelqu’un qui l’a d’abord voulu, le contrôle, et même un contrôle tel qu’il n’aurait qu’à claquer des doigts pour que le monde le serve immédiatement.

Au fond, quelle est la vertu humaine que développe la sophistication des appareils qui nous entourent ? L’impatience, essentiellement. Le paysan d’hier était plutôt voué à être patient : il ne pouvait pas accélérer la pousse des plantes. Le chasseur d’avant-hier était aussi dans un environnement technique qui exerçait son endurance : il pistait le renne, savait se tenir longtemps à l’affût derrière un buisson. Que dire du consommateur d’aujourd’hui ? Le progrès de ses instruments, depuis la grande distribution jusqu’au micro-chip, consiste à tout lui mettre toujours plus à portée de clic. Il n’a qu’à appuyer sur un bouton pour obtenir sans attente ni prière. Les publicités en font sans cesse la démonstration : il s’agit de vanter des objets qui donnent d’aller toujours plus vite, plus facilement, avec plus de confort ; ce qui, pour leur utilisateur, signifie devenir toujours plus impulsif, plus irritable, plus douillet.   

Tant que les machines fonctionnent et semblent nous obéir au doigt et à l’œil, nous ne voyons pas la dépendance et l’impulsivité dans lesquelles elles nous entretiennent. Mais qu’elles tombent en panne, et la violence qu’elles avaient à la fois nourrie et contenue se déclare brutalement – d’autant plus brutalement que cette violence était dissimulée sous une cordialité mécanique.

C’est là le thème abordé par les romans de J. G. Ballard : un monde cosy, ultra-moderne, qui roule sur les rails d’une sociabilité automatisée, et qui déraille soudain dans une barbarie à terrifier les barbares de jadis (qui du moins avaient des coutumes). Dans High-Rise (qu’on vient d’adapter au cinéma), il suffit d’une panne de courant pour que les braves habitants médecins ou architectes d’un immeuble hypersophistiqué versent bientôt dans les guerres tribales, le cannibalisme et l’inceste… Tel est l’horizon de l’innovation : la fabrique et le perfectionnement du pulsionnel.