Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains. À l’occasion du centenaire des apparitions mariales, le pape François est aujourd’hui à Fátima pour y canoniser deux des trois voyants. Fabrice Hadjajd revient avec nous sur cette notion « d’apparition ».

 

Cent ans après les apparitions de la Vierge à Fátima, le monde a connu de tels bouleversements que le phénomène de l’apparition revêt une signification autre. Depuis 1917, avec le développement de la radio, de la télévision, du FaceTime et de l’hologramme, rien n’est plus commun, semble-t-il, que d’« apparaître » ; et c’est être physiquement là, dans une proximité ordinaire, qui est devenu l’événement rare et presque miraculeux. J’ai souvent souligné que cette inversion de la découverte était un des aspects les plus plaisants d’un monde assujetti au progressisme : là où l’innovation devient banalité vouée à l’obsolescence, l’ancien se révèle dans sa nouveauté. La marche à pied sur un chemin de campagne est une activité inouïe pour celui qui a l’habitude de se transporter en vaisseau spatial. La rencontre d’un arbre ou d’un ver de terre est un événement fantastique pour celui qui fraye ordinairement avec des robots. Quant à celui qui fréquente surtout des images de synthèse, des avatars et des projections 2 ou 3D, il est complètement étonné d’avoir quelqu’un qui frappe à sa porte après être monté par l’escalier… Bref, à force de conquérir Mars, nous allons finir par découvrir la Terre. Dans la saturation des artifices, le naturel devient presque surnaturel, au point que la merveille pourrait bien être non pas de voir la Sainte Vierge dans un coin perdu du Portugal ou du Béarn, mais d’avoir son mari à la maison, à table, conversant avec les enfants et ne consultant pas son téléphone portable. Il est toutefois probable que les deux choses soient intimement liées.

Günther Anders insiste sur le fait que, dans le cadre télématique, la question de la présence ou de l’absence devient sans objet « parce que la situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique : les événements retransmis sont en même temps présents et absents, en même temps réels et apparents, en même temps là et pas là ».

L’apparition technologique cherche sans doute à se rapprocher de l’apparition mariale ou de l’ubiquité divine. Il s’agit de pouvoir être partout présent, comme une figure tutélaire ; ce qui implique nécessairement, dans notre condition pas tout à fait céleste encore, de s’absenter de l’endroit où l’on se tient, et de négliger ceux qui sont très concrètement nos proches. Il n’y a d’ailleurs plus ni proche ni lointain, en l’occurrence, mais ce que Heidegger appelle du « sans-distance » : la vedette qui paraît sur l’écran n’est plus éloignée, puisqu’elle est sous vos yeux, dans votre salon, mais elle n’est pas pour autant près de vous, sinon dans vos fantasmes. Günther Anders insiste sur le fait que, dans le cadre télématique, la question de la présence ou de l’absence devient sans objet « parce que la situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique : les événements retransmis sont en même temps présents et absents, en même temps réels et apparents, en même temps là et pas là ».

C’est spécialement le cas du Live, où le « vivant » est en vérité reconstitué par de l’électronique, ou du « direct », où la prétendue immédiateté passe par une médiation extrêmement lourde mais cachée. Sous ce rapport, il est assez évident que les apparitions promues par l’appareil technologico-financier sont beaucoup plus obscurantistes que celles reconnues par l’Église (seulement 17 sur plus de 21000 recensées). Il n’y a d’obscurantisme que là où la connaissance est possible et se trouve systématiquement empêchée. Or il en va de la sorte avec nos appareils. Ce sont de petites boîtes qui se présentent avec le slogan « unbox your life » dans des publicités où leurs usagers se baladent dans la nature ou à travers des villes radieuses : rien sur les mines du Kivu, le charbon des Appalaches, les usines de Shenzen, les sinistres data centers et autres centrales nucléaires qui permettent le fonctionnement de ces objets si cools.

L’apparition mariale est beaucoup plus simple et limpide. Elle ne dissimule aucune exploitation profitable aux géants de l’industrie numérique. Son miracle ne relève d’aucune mécanique honteuse ou sournoise. Loin de mettre en action, comme l’hologramme, tout le dispositif technologico-financier, la Sainte Vierge le contourne et le déconcerte, si bien que son mode de manifestation peut être considéré comme le modèle de toute alternative.

Elle va même jusqu’à déjouer la hiérarchie romaine, puisqu’elle préfère apparaître à des bergers plutôt qu’à des cardinaux. Le bêê des moutons lui convient mieux que le buzz des médias. De fait, tandis l’apparition technologique vante la sophistication et nous englue d’autant plus dans la grande Toile virtuelle, l’apparition mariale chante la vie simple. C’est la mère qui se penche sur ses enfants. Qui leur dit de ne pas oublier de faire leur prière. Que leur montre des fleurs ou une source d’eau. Et c’est pourquoi, si surnaturel qu’il puisse être, ce type d’apparition a plus de rapport avec le mari qui vient à la table familiale sans smartphone qu’avec les dernières prouesses de la vidéographie.

Certes, l’apparition mariale se caractérise aussi par une certaine « ambiguïté ontologique » : fugitive, on ne sait pas d’où elle vient, ni où elle va ; sa présence ne fait pas de doute, mais elle n’est pas celle des choses quotidiennes, et se situe toujours dans l’imminence d’une disparition sans retour. Mais elle n’aboutit pas au « sans-distance » de l’apparition technologique. Elle tend plutôt à restaurer le sens des distances réelles, non seulement parce qu’elle est ordonnée à l’amour du prochain, mais aussi parce que Marie, avant de disparaître, demande généralement que l’on bâtisse une église à cet endroit. Son nom est désormais attaché à un lieu désormais béni dans sa matérialité même. Les femmes de Canterbury le rappellent à la fin de Meurtre dans la Cathédrale de T. S. Eliot : « Partout où un saint a vécu, partout où un martyr a donné son sang pour le sang du Christ, / Le sol devient sacré, et la sainteté jamais ne quittera ce sol / Même si des armées le piétinent de leurs bottes, et même si des touristes le visitent le guide à la main… » Ainsi dit-on saint François d’Assise ou sainte Thérèse de Lisieux. Ainsi parle-t-on de Notre-Dame de Guadalupe, de Lourdes ou de Fátima… Toute une économie va se développer sur ce sol marqué, au risque du tourisme spirituel et des ignobles boutiques de souvenirs, mais il s’agit malgré tout d’une économie locale, manifestant le caractère historique et insubstituable d’un lieu. L’apparition marial opère donc à l’inverse de l’apparition technologique : elle n’est pas virtualisation sur le réseau planétaire, mais enracinement sur une terre, sanctuarisation d’un espace vers lequel les gens de partout se rendent en pèlerinage, très physiquement.