Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

« Rien n’est plus fort que la nécessité », déclare Ménélas chez Euripide. Elle n’écoute pas nos prières. Elle n’a pas d’autel où lui rendre grâces. « Nécessité fait loi », dit un proverbe ; « nécessité n’a pas de loi », dit un autre. Ces deux affirmations contraires expriment la même chose : l’inévitable, l’irréparable, l’indiscutable… Et c’est pourquoi, dans sa dureté même, plus imprenable qu’un bunker, la nécessité peut devenir une facile échappatoire : puisqu’on n’y peut rien, on se dégage de toute responsabilité, on ignore l’angoisse mais aussi le courage d’avoir à prendre une décision. De là cette pensée de Kierkegaard : la « catégorie la plus lourde » n’est pas le nécessaire, mais le « possible ». Lorsqu’en 2007, pour sa campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy prend pour slogan : « Ensemble tout devient possible », il prétend ouvrir des horizons, alors qu’une telle phrase impose un fardeau écrasant. Non seulement elle implique la possibilité du meilleur comme du pire, mais elle fait surtout l’éloge d’une indétermination totale, qui désoriente et ne peut que finir par désoler (elle fut en ce sens assez prophétique quant à ce que serait le quinquennat du futur président).

L’innovation technologique se défend la plupart du temps sous cette bannière : elle élargit le champ des possibles. Et rend par là impossible toute contestation. Quel reproche pourrait-on bien lui faire, puisqu’elle nous offre de nouvelles issues que nous restons libres de choisir ou de refuser ? C’est d’ailleurs la signification même du mot « virtuel ». Le virtuel s’oppose à l’actuel, il est une possibilité qui se donne sous notre main, et qui demeure ainsi tant qu’on ne la saisit pas. Il ne s’agit du reste plus de saisir ni de prendre, mais de caresser une vitre, d’effleurer un écran tactile.

Cette fascinante vertu du virtuel – nous proposer le monde entier dans une bouteille – correspond à vrai dire à un vice bien connu : celui de l’avarice. L’avare est assis sur son tas d’or, ou plutôt couché sur son relevé bancaire, sans jamais en réduire le solde par l’acquisition d’un bien matériel. Acheter quelque chose, avec son poids, ses contours, sa matérialité, ce serait diminuer son pouvoir d’achat, qui est avant tout pouvoir de fantasme : se procurer la dernière Maserati serait renoncer à une veille Jaguar, ou au camping-car Mercedes… Il lui faut absolument maintenir ce pouvoir intact afin de projeter au plafond toutes les trajectoires imaginables, et n’en réaliser aucune. Ainsi l’innovation constante ne permet aucun progrès réel de la personne : elle la propulse toujours plus vite dans un giratoire toujours plus grand, où les sorties se muliplient sans cesse mais sans qu’on doive jamais en prendre une, car ce serait manquer les autres.

Sous ce rapport, on peut dire que l’emprise de l’innovation technologique est celle d’une possibilité sans potentialité, ou d’un pouvoir sans puissance.

Pour aller plus avant dans cette réflexion, il convient d’opérer une distinction entre deux genres de possible : le possible comme potentialité (ou puissance) et le possible comme possibilisation (ou adjonction). Il y des possibles qui relèvent d’un potentiel, c’est-à-dire d’une puissance déjà inscrite dans une nature, qu’il s’agit de faire passer à l’acte : la rose est une potentialité de la branche du jeune rosier ; l’agriculture, l’ébénisterie ou la poésie, des potentialités de nos mains humaines. La possibilisation, au contraire, consiste en l’adjonction d’une possibilité nouvelle, certes, mais plaquée, pour ne pas dire implantée, sans lien direct avec une puissance naturelle. Aussi, là où la potentialité fleurit, la possibilisation surcharge ou superpose. La fleur est remplacée par la fioriture. Le rosier est muni d’un transistor et permet désormais d’entendre les débats entre les députés et les stars.

Sous ce rapport, on peut dire que l’emprise de l’innovation technologique est celle d’une possibilité sans potentialité, ou d’un pouvoir sans puissance. Les possibles qu’elle nous offre nous empêchent d’accomplir nos tendances les plus essentielles, et la frustration qu’elle produit de la sorte nous rend encore plus dépendant d’elle, lui réclamant davantage de gadgets : la prothèse bionique sert de cache-misère à notre main dépouillée de tout art. Elle n’ouvre pas le champ des possibles, car il ne s’agit plus d’un champ à cultiver ; elle n’en finit pas de s’annexer de nouveaux déserts, laissant le champ en friche.