Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

Dernièrement, un dimanche, pour l’homélie, dans une église parisienne dont je tairai le nom, le prêtre est monté en chaire – une magnifique chaire de bois sculpté et surmontée d’un abat-voix gothique. Jadis l’officiant quittait l’autel pour embarquer dans la nef et grimper à cette hune comme une vigie au milieu des fidèles, leur indiquant la terre ou le ciel par-delà la tempête. Aujourd’hui, dans la plupart des paroisses, le poste est abandonné aux araignées et aux termites. On peut donc imaginer qu’un tel renouveau n’était pas pour me déplaire. La circonstance s’y prêtait d’ailleurs particulièrement : l’Évangile était celui de Jean-Baptiste se faisant reconnaître comme la vox clamantis in deserto. Je m’attendais en conséquence à entendre la voix du prêtre retentir comme celle du prophète au bord du Jourdain. Mais qu’a-t-il fait ?

Il a parlé gentiment dans un micro. Lui aussi. Comme s’il n’était pas en chaire, mais sur un plateau de télé. Et, qui pis est, ses premiers mots furent pour rendre grâces à la nouvelle sonorisation réalisée par PEKASON audio systems, entreprise spécialisée dans les « églises et lieux difficiles » (car, aux oreilles du sonorisateur, l’église fait partie des lieux difficiles, tandis que la salle mate, sans résonance, disons le hangar tapissé de mousse antibruit, est le lieu idéal).

J’avais là un exemple typique de ce qu’il y a de plus navrant dans le traditionalisme : la crispation d’une main sous le flot de la source, la restauration d’une forme vidée de sa substance, la façade baroque cachant une soumission inconsciente au paradigme techno-économique. Certes, la chaire possède en sa spatialité même une valeur de symbole : c’est la montagne du sermon, une position d’autorité qui pousse le prédicateur à voir plus loin que la petite morale vers le drame des béatitudes. Mais ce symbole est aussi un savoir-faire. Il ne sépare pas le spirituel et le matériel. Il unit la mystique et la technique, l’économie sacramentelle et l’économie tout court. Tel est le sens profond du roman et du gothique. Et c’est ce sens qui est généralement ignoré.

La chaire, avec sa situation médiane, sa hauteur, son abat-voix, mais surtout la nef toute entière en guise de caisse de résonance, est un dispositif qui permet précisément d’être entendu sans recourir à une amplification électrique. L’amplification est garantie par l’ampleur ménagée entre les pierres, de sorte que la voix du prêtre fait corps avec l’église, réverbérée par ses murs, resservie par ses voûtes. Quoi de plus incarné ? L’architecture n’est plus un espace abstrait où l’on se case : elle fait chœur, accomplit le service de la parole, devient la peau du Baptiste qui appelle à la conversion.

Or le traditionaliste (qui est le contraire du traditionnel) maintient la chaire, mais à la manière d’une image virtuelle : il en méprise la réalité physique, et reste persuadé qu’il est impossible désormais de parler sans microphone (ce qui n’est pas faux dès lors qu’il veut emballer la Bonne Nouvelle dans le ton de l’intimisme sentimental ou du psychologisme susurrant). Au lieu de prendre son église pour porte-voix, il achète l’ampli 400 Watts avec module anti-larsen, les colonnes de diffusion directives de 30 à 120 Watts selon la taille, le micro col de cygne MEX-1SW-450 et le micro de surface cardioïde à condensateur MEL-P… La voix ne crie plus dans le désert : c’est un murmure dopé par des haut-parleurs. Elle a dorénavant moins besoin de l’Esprit-Saint que du réseau de l’EDF, de son énergie nucléaire, la même que consomme le supermarché d’à côté. Et comme l’amplification électroacoustique entre en concurrence avec l’amplification naturelle du lieu, créant des parasitages, exigeant un déphasage des enceintes pour lequel l’ingénieur s’arrache les cheveux, l’église apparaît comme un « lieu difficile », au point que le traditionaliste en vient à convoiter une salle de conférence, pour mieux être entendu.

Nombreux sont les débats sur la liturgie, mais les rubricaires ont eu tendance à filtrer le moustique et engloutir le chameau. Ils ont sauvé leurs dentelles, et laissé se perdre la dentellière. Attention à l’amict, et qu’importe si les ornements sont fabriqués en Chine, si les cierges méprisent les abeilles et que les hosties soient pressées par des machines allemandes – pourvu qu’elles soient bien fines et blanches ! Ils ont gardé les apparences, tout en se laissant envahir par la marchandisation.

Bien sûr, comme tous les appareils technologiques, le micro s’est présenté comme une aide, un coup de pouce, un moyen neutre ; et voilà que tout s’est reconfiguré autour de lui. Le style de la célébration s’en est trouvé changé. On ne donne plus vraiment de grand-messe : on amplifie des messes basses. On ne proclame plus l’Évangile : on le chuchote, on en informe l’assistance, comme à la radio. Le corps du prêtre et de l’église, avec leur pouvoir propre et leur savoir-faire immémorial, deviennent superflu : des machines se chargent de promouvoir le message. La voix qui crie dans le désert est encore nommée, mais il s’agit d’abord d’un code dans le système.