Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

En octobre dernier, à Milan, je donnais une conférence sur le thème : « Individualisme et désagrégation sociale », proposé par le « Laboratoire des idées » de mon ami Francesco Migliarese. Le maire de la ville était là, qui fit une introduction et partit avant que je ne commence. Quant à Luciano Violante, ancien député du Parti Communiste Italien, avec qui je devais débattre, il dut se décommander pour cause de maladie. C’est donc bien malgré moi que je me retrouvai seul pour parler d’individualisme. Voici quelques notes qui guidèrent mon propos, et qui espèrent trouver réplique.

L’individualisme, réponse à l’individualisme ?

L’intitulé de nos réflexions apparaît comme un pléonasme, et donc comme quelque chose d’absolument non problématique. L’individualisme, à l’évidence, aboutit à la désagrégation de la société. Si chacun se pose égoïstement en individu séparé des autres et ne cherchant qu’à profiter d’eux, la société se désagrège. Dès lors, il faudrait en appeler à l’altruisme, et notre discours se réduirait à des exhortations morales : « Soyez généreux ! Apprenez à partager ! etc. » Or ce genre d’appel est encore individualiste.

On en appelle à la bonne volonté, et, à travers ce volontarisme, l’individu se trouve plus que jamais au fondement de la construction sociale. J’ai beau réclamer la construction d’une société plus juste : ce constructivisme présuppose que la société résulte d’un contrat passé entre les individus, et ne relève pas d’abord d’un donné naturel.

Ces observations conduisent d’emblée à deux enseignements. Premièrement, l’individualisme n’est pas à confondre avec l’égoïsme, car il peut être altruiste. Mieux encore : l’altruisme est encore plus individualiste que l’égoïsme, l’égoïsme pouvant apparaître comme une réaction face à une emprise sociale antérieure, alors que l’altruisme me campe d’abord en individu, qui se tourne vers l’autre ensuite, que si je le veux bien. Deuxièmement, et c’est ce que l’on peut aussitôt déduire, la critique de l’individualisme se fait presque toujours à partir d’une représentation individualiste, méconnaissant l’altérité et l’altération qui nous précèdent et nous constituent.

Société contre communauté naturelle

Selon toute vraisemblance, l’individualisme n’est pas la source de la désagrégation, mais, au contraire, le résultat d’une construction sociale, ou plutôt de la communauté conçue exclusivement comme une construction. Le mot « société », tel que nous le comprenons aujourd’hui, vient du XVIIe siècle. Auparavant il se définit comme une association entre deux ou plusieurs individus sur la base d’un contrat. Sous ce rapport, la famille n’est pas d’abord une société, mais une communauté naturelle, dont le fondement se trouve dans une double relation différentielle qui n’est pas d’abord contractuelle, mais physique : celle de l’homme et de la femme, et celle à la fois consécutive et antécédente des parents et des enfants. C’est à l’heure où le fondement de la Cité ne se pense plus à partir d’une telle communauté naturelle, mais d’un contrat passé entre des individus, comme dans une société à but lucratif, que le terme société, dans son acception actuelle, peut s’imposer.

C’est donc le projet social de défaire les communautés naturelles – archaïques, à la fois trop dramatiques et trop immobilistes – et d’élaborer un monde plus performant, plus idéal, plus ouvert au progrès, qui invente l’individualisme, comme un « a priori conséquent » ou comme une hystérologie, prise dans son sens rhétorique auquel se conjugue un écho pathologique (il y va non seulement d’une figure de style, mais d’une espèce collective d’hystérie, cette maladie ayant pour cause, d’après Hippocrate, un certain déni de l’utérus, de la naissance et de la différence générationnelle).

La société techno-économique

Quelle est cette société nouvelle ? Celle du « paradigme techno-économique ». Elle repose sur des postulats (j’en retiens six) qui sont ceux d’un consommateur face à un étalage de marchandises.

1 – Chacun est dès le départ un sujet autonome capable de choisir. La liberté n’est pas le fruit d’une éducation ni d’une responsabilité. 2 – Ce sujet fait des choix en vue de parvenir à un bien conçu comme bien-être individuel. 3 – Ce bien s’atteint non par voie de sagesse ou de prudence, mais par des procédés techniques. 4 – La triple technique de base pour y parvenir est la mise en concurrence des individus, la marchandisation des échanges et l’innovation ; ces trois étant intimement liés, puisque la concurrence favorise l’innovation, l’innovation stimule la concurrence, et toutes deux impliquent une économie où les objets s’achètent avec l’argent que l’individu gagne en se vendant lui-même. 5 – Cela suppose la rareté de biens achetables : il n’y en aura pas pour tout le monde, d’où la nécessité de la concurrence et de la croissance. 6 – Cela suppose aussi, comme l’avait bien vu Ivan Illich, une vision unisexe. Pour que la concurrence, l’innovation et la marchandisation soient toutes-puissantes, il faut ignorer la différence homme/femme et la division complémentaire, traditionnelle ou naturelle des tâches. Tout doit devenir marchandise, y compris le fait d’avoir des enfants, sous-traité désormais par des entreprises de biotechnologie.

Comment sortir de l’individualisme ?

Tous ces postulats sociaux sont des fictions qui désagrègent l’individu lui-même. À l’origine, comme le montre Olivier Rey, l’individualité était conçue comme un terme, non comme un point de départ. Terme d’une opération logique par laquelle on subdivise l’être en genres, espèces, jusqu’à parvenir à l’individu, insécable et ineffable (car impossible à définir en général). Mais terme surtout d’une aventure existentielle : à partir de son héritage, de sa langue, fine pointe de toute une généalogie, chaque fils est appelé à une destinée singulière au bout de laquelle il reçoit son Nom. C’est ce que racontent les romans de chevalerie tout autant que l’Apocalypse de saint Jean (« Au vainqueur, je donnerai un caillou blanc sur lequel sera gravé un nom nouveau » 2, 17).

Sitôt que l’individualité est présentée comme un point de départ, l’individu étant arraché à ses appartenances naturelles et historiques, il devient trop faible pour résister aux sirènes techno-économiques qui lui proposent la réussite et le bien-être via le quantified-self, une vie disloquée en une série de fonctions séparables et améliorables, en une somme de paramètres que résoudra l’algorithme du bonheur. Günther Anders parlait déjà, en 1956, de cette disparition de l’individu au profit du « dividu ».

Comment sortir de cela ? Non pas en proposant une autre construction sociale, mais en pensant le politique dans le cadre d’une écologie intégrale, c’est-à-dire en repartant du donné des communautés naturelles : la famille (communauté humaine), l’agriculture (communauté de l’homme avec la nature), le culte (communauté de l’homme avec les dieux, car sans cette confiance dans le Créateur et Rédempteur, comment accueillir le donné avec ses drames ?). Si terribles que soient les temps, c’est une providence qui nous y a placés, et c’est là, dans le donné de notre époque, que nous avons notre mission.