Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

L’emballage ne va pas de soi. Que manger de la sardine revienne à dévorer du métal, qu’acheter des céréales relève de la séduction photographique et de la notoriété d’un logo, ne paraît pas faire partie des évidences de toutes les époques. Pas besoin de remonter jusqu’au paléolithique. Je me souviens du marché de la rue Chantecoq, à Puteaux. Le marchand nous enveloppait la daurade dans une page de vieux journal : le plomb n’était pas hygiénique, mais c’était un plaisir d’enfance que de voir les gros titres se défaire sous la transpiration du poisson et sa puissante odeur océane. Maria, dans La Mélodie du Bonheur, chante que les brown paper packages font partie de ses favorite things. On peut donc à bon droit faire partie de ceux qui viennent avec leurs bocaux et leurs sachets kraft, et cherchent plus à s’alimenter eux-mêmes que leur poubelle – j’ai nommé les défenseurs du vrac.

Le vrac est écologique. Le vrac remet les choses dans l’ordre. Non seulement parce que le vrac produit moins de déchet, mais surtout parce qu’il rétablit l’expérience sensible, directe, concrète, de la réalité comestible.

Le vrac est écologique. Le vrac remet les choses dans l’ordre. Non seulement parce que le vrac produit moins de déchet, mais surtout parce qu’il rétablit l’expérience sensible, directe, concrète, de la réalité comestible. La viande, encore sur la carcasse écorchée, se présente dans toute sa cruelle splendeur, et nous pose encore, en couleur vive, la question  de l’abattage. Le flocon de maïs ne s’avance pas sous l’étendard du docteur Kellog, dans un cortège de femmes athlétiques et matinales : il arrive humblement, petite monnaie jaune qui ne prétend pas aux grosses coupures. Enfin le marché redevient ce lieu des saveurs, des parfums, des poids physiquement éprouvés. Il n’est plus écrasé sous le marketing qui réduit tout au visuel et même au virtuel, jaillissant sur l’écran du smartphone par le truchement du flashcode.

Il serait toutefois trop facile de réduire l’emballage à la falsification. Comme l’observe Franck Cochoy, spécialiste de la « sociologie des paquets » : « Le packaging possède l’incroyable vertu de pouvoir nous en apprendre plus sur le contenu qu’il cache que ce contenu ne peut le faire par lui-même : il permet de nous donner des informations sur un produit qu’aucune expérience sensorielle du même produit nu ne pourra jamais fournir, comme le détail de sa composition et la mention de son origine. » Autrement dit, la falsification de l’expérience sensible se fait au nom d’une vérité scientifique et juridique, qui permet d’aborder la nourriture dans une lucidité sanitaire, ou sécuritaire, et de soutenir une éventuelle action en justice contre le fabricant, en cas de non-respect de l’engagement contractuel qu’implique l’emballage (la fréquente mention « photo non-contractuelle » en est la preuve).

Il y a encore autre chose, que nous révèle l’expérience du paquet-cadeau. L’emballage crée un horizon d’attente, un écart entre une promesse et sa réalisation. On va déchirer le papier, crever la cellophane, cisailler le Tetra Pak, enfin traverser la Mer Rouge de la publicité pour entrer dans un ailleurs plus vrai. La déception est certaine. Mais peu importe, seul le processus compte. Le packaging réactive le livre d’images. Sa capacité de fascination – celle de la pub en général – puise à un fond anthropologique incontestable : l’homme ne vit pas que de pain, mais aussi de parole, et le pain n’a jamais meilleur goût que lorsque la parole le pétrit. Quand disparaît le vendeur à la criée, avec ses anecdotes et sa familiarité (« Ce sera quoi aujourd’hui ma p’tite dame ? »), les emballages doivent se faire hâbleurs. Ils déploient parfois tout un story-board : l’amitié de Michel et Augustin, les voyages de Jacques Vabre auprès des petits torréfacteurs colombiens, la bouteille de Coca-Cola baisant les lèvres d’Elvis ou de Marilyn, le chewing-gum Hollywood conduisant aux plages de surf… Ce qui sustente notre organisme social, c’est de nous sentir pris dans cette fable, sachant que c’est une fable, d’autant plus délicieuse qu’elle nous fait entrer dans la féerie. La qualité du produit peut être médiocre : l’essentiel tient à la qualité du rêve dans lequel il nous insère.

Car le réel, pour nous, celui qui nous alimente en profondeur, est celui du récit. Là où il n’y a plus de récit de notre existence commune, restent des fragments d’utopie et les pieux mensonges du marketing.

Même le vrac arrive avec son imaginaire : celui de la convivialité, du respect de l’environnement, de l’accord avec les dryades. C.S. Lewis le dit admirablement : « L’enfant prend plaisir à son morceau de viande froide (autrement fade à ses yeux) en faisant comme s’il provenait d’un bison qu’il a  tué tout à l’heure avec son arc et ses flèches. En cela, l’enfant est sage. La vraie viande lui devient plus savoureuse d’avoir été saucée dans une histoire. En trempant notre pain, notre or, notre cheval, nos pommes, nos routes de tous les jours dans un mythe, nous ne nous évadons pas du réel : nous le redécouvrons. » Car le réel, pour nous, celui qui nous alimente en profondeur, est celui du récit. Là où il n’y a plus de récit de notre existence commune, restent des fragments d’utopie et les pieux mensonges du marketing. Celui-ci a donc de beaux jours devant lui. À moins que nous ne parvenions à nous réapproprier la production, et à la réinsérer dans un légendaire local, retrouvant le visage du paysan, les mains de l’artisan, les dernières péripéties du marchand et surtout la Bonne Nouvelle qui resitue les denrées quotidiennes dans l’épopée ordinaire de l’humanité.