Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait l’honneur de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains. Dans cette chronique, Fabrice Hadjadj nous fait découvrir l’écrivain et penseur Henri Raynal, à qui un colloque est consacré les 17 et 18 novembre prochains à Caen.

« Connaissez-vous Henri Raynal ? » C’est la question que je lance à mes proches depuis quelques mois, laquelle se décline selon diverses variantes : « As-tu lu Cosmophilie, qui vient de paraître ? L’Orgueil anonyme ? Pas même un de ses articles dans le  Dictionnaire des mots manquants ? Tu le dois, c’est un penseur rare et un écrivain remarquable, qui à force de cultiver les mêmes questions depuis cinquante ans, parvient à des tournures qui ont l’évidence et le rayonnement des arbres ou des fleurs. » Au reste, parmi les questions par lui cultivées, il y a justement celle-ci. Raynal a profondément médité le phénomène que je suis en train de décrire : ce besoin que nous éprouvons de communiquer ce qui nous touche, de raconter ce qui nous est arrivé, de rapporter à autrui nos admirations et nos indignations, nos découvertes et nos rencontres, de façon si irrépressible parfois que nous lui coupons volontiers la parole ou que lui-même nous la coupe (car il éprouve le même besoin). Ce phénomène radical, puisqu’il fait de nous les porte-parole de la phénoménalité, Raynal le nomme de plusieurs manières : l’« apostolat pur », l’« obligation du témoin », le « Complexe de Candaule »…

D’où vient que le petit enfant qui aperçoit un cheval s’écrie : « Regarde, maman, regarde ! » Il aurait pu garder son émerveillement pour lui ; mais non, il le transmet, il le veut contagieux. Raynal s’arrête toutefois à des exemples moins innocents : « Qu’est-ce qui pousse Jacques à me traîner, une heure durant, de la cave au grenier, du garage à la buanderie, des chambres à la salle d’eau, ne me laissant rien ignorer des installations du pavillon qu’il vient de faire construire, ne me faisant grâce d’aucun des problèmes qui ne se sont posés, semble-t-il, que pour être résolus de la façon la plus adéquate ? Pourquoi est-ce que Pierre roule fébrilement une boulette de mie de pain en attendant son tour de raconter une histoire ? Pourquoi Jean ne résiste-t-il pas à la tentation de faire un bon mot, au détriment d’un camarade qui au demeurant lui est sympathique ? Pourquoi Henriette m’interrompt-elle dans la lecture de mon journal pour lire à haute voix des passages d’une autre feuille du même journal, feuille qui m’écherra dans cinq minutes ? » Dans cette suite, je ne peux m’empêcher d’ajouter ma belle-mère, qui détient la faculté de faire tout un feuilleton à rebondissements avec les plus minces anecdotes de sa vie quotidienne, depuis sa dernière mise en plis chez le coiffeur à sa brève conversation avec un couple de jeunes devant le rayon boucherie du Super U.

L’explication de cette loquacité invasive est assez vite trouvée. Tout cela n’est que la conséquence de l’égocentrisme. Chacun veut tenir le crachoir, se mettre en avant, avoir la vedette. Jolie confirmation de cette anthropologie libérale qui présente l’homme comme un individu qui ne cherche qu’à satisfaire ses intérêts. Et pourtant, comme le suggère Raynal, cet égocentrisme se fonde sur un double décentrement. C’est moi qui parle, mais pour dire quelque chose à quelqu’un. Si forte que soit ma complaisance à me faire valoir, c’est d’abord le réel qui me pousse – telle trouvaille, telle circonstance montée en événement – et c’est à autrui que je m’adresse. Sous l’égocentrisme, à travers lui, et même le rendant possible, il y a une générosité première : celle qui fait de nous les apôtres des choses, les ambassadeurs de tout ce qui bouge et advient sous le soleil (notez que je ne gagne rien à cette thèse, puisqu’elle me contraint à réévaluer très positivement le comportement de ma belle-mère).

Cette générosité n’est certes pas morale. Même le bavard impénitent en est le sujet. Elle est ontologique, touche aux profondeurs de l’être, dont l’essence, dès lors, est dévoilement, manifestation, gloire. Non seulement les choses se montrent, mais l’homme, au milieu d’elles, sollicité par elles, animal ouvert au monde, a pour mission de les annoncer et magnifier. Chaque espèce – le chêne, l’oursin, la grenouille… – se signale et nous surprend pas sa forme propre, et nous, d’après Aristote, avons cette âme par nature hospitalière et missionnaire, « forme des formes », capable de tout relater, de tout relier et de tout offrir. La pipelette et le vaniteux sont eux-mêmes portés par ce fleuve profond, et leur seul vice est de ne profiter pas assez du sens du courant, d’essayer de trop ramener à soi ce qui par nous vient de l’autre pour aller vers l’autre.

Henri Raynal

Henri Raynal

Le sociologue Alain Caillé, fondateur du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), n’a pas manqué de flair en considérant Henri Raynal comme l’un de ses plus chers alliés. Peu ont exposé aussi clairement que l’égoïsme, la concurrence, la rivalité sont seconds et ne tirent leur possibilité que d’une donation originaire, d’un mouvement foncier de poussée de toutes choses vers la lumière. Même si je ne cherche que mon intérêt, mon désir ne vient pas de moi, il m’a été donné avec mon existence. Le mot d’intérêt lui-même – inter-esse – fait l’aveu que mon être se tient entre d’autres, et que je reste obligé de m’intéresser à eux, ne fût-ce que pour briller, gagner leurs suffrages, attirer leurs yeux et leurs oreilles. Ruse de l’Univers qui utilise jusqu’à notre narcissisme pour que nous lui rendions témoignage.

C’est ainsi que Raynal relit l’histoire du roi Candaule, avec une radicalité qui manque à la lecture qu’en fait René Girard. On connaît la légende de ce roi, narrée par Hérodote : désireux qu’un autre partage son enthousiasme devant la beauté de sa femme la reine, il ordonne à son garde du corps de se cacher dans sa chambre pour l’admirer à l’heure où elle se déshabille – ce qui conduit ce garde à être si admiratif, en effet, qu’il finit par assassiner Candaule et prendre sa place dans son lit et sur le trône. N’y va-t-il pas là d’une triangulation mimétique, d’une envie d’exciter l’envie pour se gonfler soi-même ? Tel serait le verdict d’une philosophie du soupçon. Or, cette philosophie, Raynal la soupçonne de ne pas aller plus loin que les motivations superficielles du moi, et de méconnaître par là une tendance plus essentielle, plus naïve, moins psychologique : « J’étais persuadé que ce n’était pas par orgueil qu’avait agi ce roi, un orgueil tel qu’il aurait passé outre aux protestations de la possessivité charnelle ; j’étais sûr qu’un sentiment moins étroit, né hors de lui (transversal et non vertical ; flèche et non serpent dressé), l’avait conduit à dissimuler son favori pour qu’il puisse voir la reine nue. L’extraordinaire, pour lui, c’était la beauté de Nyssia, et non le fait, indifférent à cette beauté, qu’elle fût sienne. Le ma [de « ma femme »], à n’en pas douter, s’était effacé complètement devant le cette. Un tel joyau était fait pour paraître. »

Le roi Candaule n’en demeure pas moins un cas-limite. En lui, l’ordre de l’être à son apparition se trouble, se renverse en occultation, non seulement parce que lui-même va violemment disparaître, mais surtout parce que celui qui dit « Regarde comme ma femme est belle » doit en même temps préserver sa femme d’être un simple spectacle affriolant. La pudeur est nécessaire à la vraie manifestation. Elle permet à l’apparition de ne pas se dégrader en exhibition, à la visibilité d’accomplir et non d’abolir le mystère. Henri Raynal, à 87 ans, est le vénérable de cette grande leçon, et c’est à son insu que je vous ai introduit dans sa chambre.

Image à la une : Jean-Léon Gérôme, Le roi Candaule (1859), Huile sur toile, Musée d’Orsay