De la chaîne de dépeçage des abattoirs de Chicago à la chaîne de montage du châssis de la Ford T à Détroit, une seconde révolution industrielle est en marche. Jusqu’en 1930, Chicago est la capitale de l’abattage et le laboratoire du capitalisme moderne. 

La chaîne de montage est inventée à Détroit, en 1913 – juste au moment où Proust publie le premier volume de La Recherche du Temps perdu. L’année précédente, Ford produisait quatre-vingts automobiles de type T. Voici qu’il peut désormais en produire une par minute. Cela reste toutefois inférieur à ce qui fut sa source d’inspiration. Il l’évoque dans ses mémoires : « L’idée générale [de la chaîne de montage] fut empruntée au trolley des fabricants de conserve de Chicago. » L’expression est euphémique : Ford fait référence aux abattoirs. À l’époque, Chicago est surnommée Porcopolis.

 
On y traitait un porc entier toutes les cinq secondes, un bœuf toutes les huit et un mouton toutes les quatorze. Si les deux derniers étaient majoritairement transportés par wagons frigorifiques sous forme de carcasses de viande fraîche, le premier était transformé sur place en jambons, saucisses, salaisons en tous genres, poils à brosse, engrais pour la terre, reliure de Bible… Quand on demandait à Philip Armour, l’un des princes de la cité porcine, ce que ses usines exploitaient dans le cochon, il répondait avec une fierté teintée d’humour macabre : « Everything but the squeal – tout, sauf son cri… »
L’assembly line eut donc pour modèle la disassembly line. La chaîne de montage est fille de la chaîne de dépeçage. C’est là, dans ces abattoirs, que s’opère la seconde révolution industrielle, celle qui conduit à la production de masse et à la nécessité de générer une masse capable de l’absorber. Le capitalisme connaît alors cette métamorphose que Marx n’avait pas prévue : le passage, via l’augmentation des salaires, de l’exploitation du travail à l’exploitation du travail et du loisir. Il fallait que le travailleur eût plus d’argent et de temps libre pour se changer en consommateur et acheter les produits du système. Il n’était plus un simple rouage : il devenait un rouage double, fonctionnant à la fois pour la fabrication et pour l’écoulement des marchandises, pour la production du porc et pour sa consommation journalière.

 
En septembre 1893, le romancier Paul Bourget visite tout le complexe Armour and Company, des Stock-Yards aux Packing Houses, s’arrêtant spécialement aux « usines à tuerie ». Il écrit dans le New York Herald : « L’opération est si foudroyante de rapidité qu’on n’a pas le temps de sentir ce qu’elle a d’atroce. On n’a pas le temps de plaindre ces bêtes, pas le temps de s’étonner de la gaieté avec laquelle l’égorgeur continue son épouvantable métier. […] La distribution de ce travail, sa précision, sa simplicité, sa suite ininterrompue nous font oublier la férocité, utile mais intolérable, des scènes auxquelles nous avons assisté. » Le gain de temps dans la division du travail productiviste est un « pas le temps de se plaindre ». L’accélération des cadences – cette vitesse dont se vantent les serveurs d’Internet – interdit la contemplation et permet de chasser une atrocité par une autre, de les sublimer toutes deux dans la fascination du dispositif, de rendre l’intolérable supportable et même captivant.

 
Pendant plus de soixante ans, jusqu’en 1930, Chicago est la capitale mondiale de l’abattage et le laboratoire du capitalisme moderne. Grâce à la chambre froide, les cochons n’ont plus à être tués en hiver pour éviter que leur chair ne se gâte. Grâce au chemin de fer, l’acheminement est rapide et permanente. Se crée ainsi un marché quotidien de la viande, assez centralisé pour que l’on puisse spéculer sur les cours. Plus surprenant encore : c’est comme des excroissances de ces abattoirs industriels que vont apparaître les « bureaux ». Les quantités produites étant énormes, elles impliquent le développement de la logistique, de la gestion, du secrétariat, et la construction de grands « sièges sociaux ». Chez Armour comme chez Swift, son concurrent, plus de mille personnes sont employées dans ces postes dits « improductifs », ce qui à cette époque est sans précédent et sans équivalent. Les cols blancs sont taillés dans les rouges tabliers de l’égorgement mécanique.
Reste le cri du porc, dont on ne sait que faire. Le samedi 1er mai 1886, quatre-vingt mille ouvriers de l’agro-alimentaire manifestent à Chicago. À 22h30, place Haymarket, la police somme la foule de se disperser. Une bombe explose soudain – attentat anarchiste ou provocation des patrons ? Nul ne sait. Les policiers tirent, huit meneurs sont arrêtés, un se suicide, quatre sont pendus – juste pour l’exemple. De ces incidents dramatiques ont fera commémoration tous les 1er mai, et la date se répandra à travers le monde. Même la fête du travail est sortie de Porcopolis.

 
9782909688770Cette ville est donc à plus d’un titre fondatrice de l’ère consumériste. Jacques Damade le souligne dans un récent petit livre intitulé Abattoirs de Chicago : le «monde humain» y glisse d’un «temps saisonnier à un temps minuté», et, par dessus tout, il laisse le vivant être broyé par la machine. Car ce ne sont pas des matériaux inertes, ce sont des êtres qui sentent, qui voient, qui entendent, que l’on place sur la première chaîne automatisée. Comme dans les religions archaïques, il faut que le sang la consacre. Parce que cette chaîne est la nouvelle alliance. Elle donne à l’homme de se croire plus fort que la mort, plus rapide que la nature, plus productif que Dieu, et peut en contrepartie lui demander de se laisser dépecer dans son labeur aussi bien que dans son repos.