Dans les Dernières Nouvelles de l’Homme de cette semaine, Fabrice Hadjadj étudie la question de l’argent, un outil devenu maître, illustré par Mammon dans la Bible.

Qu’avons-nous quand nous avons de l’argent ? La chose est assez curieuse : c’est un petit rectangle de papier qui, depuis le passage à l’euro, paraît plus artificiel qu’un billet de Monopoly. On n’y reconnaît même plus l’autorité de l’histoire, avec les figures de Berlioz, de Delacroix ou de Blaise Pascal (choisi pour le plus gros, le billet de 500 francs, peut-être à cause du « pari », ou pour se moquer de cet autre billet, le « Mémorial », qu’il portait toujours dans la doublure de ses vêtements). On y voit à présent les éléments d’une architecture abstraite et toujours plus insignifiante à mesure qu’augmente le montant. C’est encore trop palpable, néanmoins. L’argent n’a pas d’odeur, pourquoi conserverait-il une texture ? Aussi y a-t-il surtout le relevé bancaire et la petite carte de plastique, qui n’est pas l’argent lui-même, mais la possibilité d’entrer avec lui en communication mystique – petite carte contre laquelle le sauvage eût échangé beaucoup moins que contre un coquillage ou un beau dessin aux crayons de couleurs.

Telle est la curiosité de la chose, mais, on le sait, ce n’est pas la chose qui compte ici, c’est le signe – le signe plus que cabalistique. L’argent est d’abord une écriture, une reconnaissance de dette signée par l’État ou quelque Banque plus ou moins centrale. Or derrière une dette, toujours, se dissimule un acte fondamental qui, ici, cependant, n’ose pas s’avouer : l’acte de foi. La monnaie est fiduciaire. Elle repose sur la confiance faite au signataire de la dette qu’il aura le pouvoir de la solder. Mais avec quoi nous la soldera-t-il ? Une autre reconnaissance de dette ? Et comment se fait-il que cet argent qui n’est pas d’argent nous apparaisse comme tout le contraire d’un objet de foi – à savoir comme ce qu’il y a de plus évident, plus évident que la science elle-même, puisque c’est désormais la condition des recherches scientifiques ? Est-ce parce que tout le monde s’adonne à cette confiance sans réflexion, comme dans une hallucination collective ?

Si j’ai beaucoup d’argent, mais que je ne puis rien me payer avec – parce que je suis chez des sauvages ou, au contraire, parce que je suis dans l’extrême civilisation, celle de 1929 ou de la crise prochaine – qu’est-ce que j’ai, au final ? Moins que Midas – qui du moins possédait de nombreuses statues d’or. Moins, parce que je pouvais avoir beaucoup plus que tout ce que je puis avoir réellement. Aristote le remarque : on ne peut pas accumuler des biens matériels sans mesure. Il n’y aurait pas assez de place dans la maison. Je pourrais constater physiquement la disproportion de mes acquisitions avec mes capacités : comment habiter plusieurs demeures à la fois, ou manger plus qu’un affamé ? En revanche, on peut sans mesure accumuler de l’argent, puisque ce n’est que le chiffre d’un pouvoir (le pouvoir d’achat), et avoir ainsi l’illusion que le futur nous appartient.

Il y a cette parole d’évangile : Vous ne pouvez servir deux maîtres : Dieu et Mammon. On traduit généralement ce dernier par « richesse » ou « argent ». Mais pourquoi l’argent est-il ainsi personnifié ? Et comment, si ce n’est qu’un moyen d’échange, de réserve et de mesure, peut-il se changer en maître ? Un instrument ne saurait devenir celui qui nous manie. C’est que l’argent n’est pas un outil, c’est le premier appareil, le premier « dispositif » (au sens de gestell) – tout à fait comparable aux technologies les plus contemporaines : il ouvre à du virtuel, il numérise le monde, il nous fait avoir n’importe quoi sans rien nous donner concrètement – il se paye tout, enfin, jusqu’à notre tête. Nous pouvons l’employer, certes, mais comme une bête jamais apprivoisée et qui attend la moindre de nos inattentions pour nous mordre la main. À vrai dire, il n’est même pas cette bête. Il n’est que la foi dans le Marché, et qui en dehors du Marché ne nous permet même pas d’avoir les prunes que nous offrirait un arbre.