Être ou ne pas être, telle n’est pas l’unique question : Fabrice Hadjadj y adjoint l’avoir comme catégorie essentielle et déterminante de l’humanité.

Il est une formule dont j’ai usé et abusé après beaucoup d’autres : « Les hommes se préoccupent d’avoir, alors qu’avant tout il s’agit d’être », enfin quelque chose comme ça, précédé ou suivi d’une dénonciation de la « possession » et des « richesses »… Combien de demi-philosophes ont repassé ce disque ! Leur métaphysique effort consiste à poser si obsessionnellement « la question de l’être » qu’ils en oublient celle de l’avoir, la laissant hors de la pensée, l’abandonnant au caprice et au calcul. Ils parlent ainsi de l’essence de l’homme comme s’il ne lui était pas essentiel d’avoir un habitat et des habits, tout en suggérant qu’il lui serait néanmoins décisif d’avoir leurs livres.

Saint Thomas observe pourtant que parmi les dix catégories (c’est-à-dire les dix genres suprêmes auxquels se rapporte tout ce qu’on peut dire de quelque chose) la catégorie « avoir » est la seule à être spécifique aux hommes. Quand on dit qu’une vache a des cornes, on veut dire qu’elle est cornue : cela renvoie à sa « substance ». C’est comme lorsqu’on dit que l’homme a la raison ou qu’il a des mains. Grâce à notre raison et à nos mains, cependant, nous sommes capables de produire ou de tenir d’innombrables choses « extrinsèques » à notre substance, c’est-à-dire à la fois séparables de notre corps, mais aussi ne relevant pas d’un simple déterminisme (car le nid a beau être séparable du corps de l’oiseau, il est malgré tout intrinsèque à sa substance, étant produit par instinct, et non à partir d’une idée conçue délibérément). Être sans avoir, ce serait par conséquent être bête ou ange – mais pas être humain. Il nous est nécessaire d’avoir, et la juste mesure tient à ce que cet avoir soit proportionné à notre être.

L’avoir nous est même si fondamental que, d’après Heidegger, nous sommes les seuls animaux à avoir à être : notre propre essence, qui n’est pas un avoir, est toujours en jeu, comme si c’était un avoir, de sorte qu’à l’opposé du cochon, qui ne se pose pas la question de savoir ce qu’est un cochon ni de continuer sa vie de cochon, je peux me demander ce qu’est l’humain et décider de vivre comme un porc. Et si tant est que je consente à rester humain, je devrai chercher mon humanité non seulement en moi-même, mais aussi dans les choses qui m’entourent. Je m’enquerrai d’une habitation vraiment humaine, d’outils vraiment humains, d’un environnement qui permet le vrai déploiement de notre existence. Notre être étant profondément marqué par l’avoir, notre avoir doit en retour se trouver propice à notre être, et en devenir l’ostensoir.

Cette double marque s’entend dans notre langue : avoir, comme être, est un verbe auxiliaire, qui vient affecter tous les autres verbes. Et c’est pourquoi, nous l’avons déjà vu, il y a des emplois du terme « avoir » qui ne correspondent pas à de l’avoir au sens strict. Je dis : « j’ai un corps », alors que mon corps, je le suis. Se rencontrent toutefois des expressions qui se situent à la conjointure des deux : j’ai un ami, j’ai une femme, j’ai des enfants… Ici je ne peux rectifier en disant que je suis mon ami ou ma femme ou mes enfants. Danger d’en faire des objets, d’un côté, mais, de l’autre, danger non moindre d’en être le sujet. Or c’est sans doute en ce lieu de confusion possible que peut se discerner l’essence de l’avoir : avoir des amis, une femme, des enfants, tel est la cœur de l’être, et donc le critère de l’avoir. Je n’ai vraiment que ce qui m’offre à la vie avec les autres. De là cette parole du Rédempteur : Faites-vous des amis avec l’Argent Trompeur (Lc 16, 9). Même l’argent, parodie de l’avoir (je l’évoquerai la semaine prochaine), voit sa tromperie déjouée si l’on parvient à s’en servir non pour le profit, mais pour la proximité, pour cet avoir au-delà de tout avoir – celui des amis.