Pour les Dernières Nouvelles de l’Homme de cette semaine, Fabrice Hadjadj se concentre sur la notion de « réparation », une vertu à privilégier face à la surconsommation et l’obsolescence programmée. 

Nous avions un fer à repasser, classique, électrique : ce n’était plus le vaisseau de fonte qu’on chauffe sur les braises du foyer, mais un appareil de marque « Calor », branché sur secteur. Quand il tomba en panne, ma femme pensa le faire réparer. Le vendeur lui répondit qu’au prix de la réparation, il valait mieux prendre le nouveau modèle, qui projetait de la vapeur… — « Vapeur », ce serait le maître mot de l’avenir. Car, trois ou quatre années plus tard, ce fer défaillant à son tour, le scénario fut le même, et ma femme revint avec ce qu’on appelle une « centrale vapeur ». C’était un fer relié à un gros réservoir d’eau qui lui servait de base, et qui offrait, selon la pub, « un temps de repassage divisé par deux ». Lorsque ma chère et tendre voulut remédier au premier dysfonctionnement de cette centrale – après deux ans d’usage et déjà d’usure, et surtout juste après l’expiration de sa garantie –, je lui recommandais, vu son prix, d’envisager à nouveau la possibilité d’une réparation. Cette fois, elle est rentrée à la maison avec le « Fashion Master » de chez Miele. Conçu par les prédicateurs du « zéro pli », cet engin ne possédait pas seulement un réservoir plus large et plus design : il était intégré à une planche à repasser « active », qui soufflait elle-même de la vapeur par le bas, de sorte que la chemise, prise en sandwich, comme au pressing, n’avait plus qu’à s’aplatir.

Hélas, avec mon mauvais esprit, je sentais que cette merveille devait son invention à la logistique de la consommation et du déchet. Dans son étau de vapeur, elle écrasait son adversaire : la culture de la réparation. Certes, dans le « Fashion Master » se déploie quelque chose de l’ingéniosité humaine. Mais, comme le remarque Matthew Crawford dans son Éloge du carburateur, réparer est plus difficile qu’innover, et même à la fois plus humble et plus grand. Reprenant l’observation d’Aristote : « Il n’appartient pas à la médecine de produire la santé, mais seulement de la promouvoir autant que possible », Crawford commente : « Les activités d’entretien et de réparation, qu’il s’agisse de véhicules ou de corps humains, sont très différentes des activités de fabrication ou de construction à partir de zéro. […] Médecins et mécaniciens ne sont pas les créateurs des objets sur lesquels ils interviennent. […] Dans leur travail quotidien, ils doivent appréhender le monde comme une entité qui ne dépend pas d’eux, et ils connaissent fort bien la différence entre le moi et le non-moi. Être un “réparateur”, c’est peut-être aussi une forme de cure contre le narcissisme. »

L’art de réparer exige une disposition à la fois cognitive et morale : « Être attentif, comme dans une conversation, et non pas simplement affirmatif, comme dans une démonstration. » À la différence du constructeur, le réparateur se place sous un horizon de réceptivité à un organisation qui le précède. Ainsi son mode opératoire est-il exemplaire pour l’écologie.

Il l’est aussi pour cette Année de la Miséricorde. Je découvre dans mon dictionnaire que « réparer », jadis, voulait spécialement dire « épouser une jeune fille dont l’honneur est compromis ». Cela renvoie à l’obligation de « réparer ses torts », bien sûr, mais cela nous rappelle aussi que la réparation au sein de l’Alliance est le cœur de l’activité divine. Le Créateur aurait très bien pu jouer la carte de l’innovation : faire disparaître sa créature pécheresse et en créer une autre, plus prometteuse. La marque de sa Toute-Puissance, cependant, c’est d’être Rédempteur – ou Réparateur, c’est-à-dire de tirer quelque chose de bon d’une vieille crapule – comme moi… Car, pour ce qui me concerne et pour ma grande honte, j’ai jusqu’ici laissé à ma femme la tâche du repassage, et il faut, cette année, que j’apprenne à me servir du « Fashion Master ».