Aujourd’hui, Fabrice Hadjadj nous propose de le rejoindre dans sa réflexion à partir d’un petite phrase d’Aristote.

La semaine dernière, nous avons essayé d’expliquer que le véritable universel n’était pas à confondre avec la généralité abstraite : il est une « catholicité » concrète, assumant la variété bariolée et irréductible de l’univers (non seulement ce qui est un dans le divers, mais aussi ce qui est divers dans l’un). Cette pensée procède d’une observation d’Aristote qui n’a jamais cessé de me travailler, même si, à chaque fois que j’essaie de la placer à table, dans la conversation courante, elle fait un flop, si bien que ma femme éprouve l’irrépressible besoin de demander si quelqu’un veut reprendre des brocolis. Cette observation est la suivante : « L’être n’est pas un genre. » J’aurais envie de la clamer à toutes les tribunes, durant les cocktails et même dans un quotidien d’actualité : « L’être n’est pas un genre ». Mais, comme vous pouvez le voir par vous-même, le lecteur fronce les sourcils et passe vite à de l’information plus journalistique.

Cette petite phrase n’en est pas moins des plus grandes. Elle nous dit que le mot « être » ne désigne pas seulement ce qui est commun à toute chose, mais aussi ce qui fait la différence d’une chose par rapport à une autre. C’est l’être qui permet de me mettre sous la même catégorie que ma femme, un crocodile, un brocoli ou une idée qui passe par la tête de mon cousin Robert (qui sont, eux aussi, même dans le dernier cas, hélas !) ; mais c’est aussi de l’être qui me distingue de ma femme (mon sexe et ma personne), d’un crocodile (mon caleçon à fleurs, entre autres), d’un brocoli (ma chevelure, qui n’est pas aussi verte ni comestible) ou d’une idée de mon cousin Robert (ma consistance tout de même un peu plus franche). Et c’est pourquoi ce petit mot « être » a pu à ce point enivrer les contemplatifs : il recueille à la fois le plus général et le plus particulier, et suggère que c’est par sa singularité qu’un être rejoint, au fond, l’universel. Mon cousin Robert, avec ses idées incernables, avec sa trogne improbable, exprime ce qui se rencontre en tout être, chacun selon son degré : le mystérieux, l’original, le récalcitrant…

L’erreur qui fait croire que l’être est d’autant plus être qu’il est plus général entraîne cette erreur corollaire : l’être le plus réel serait celui qui dure le plus à travers le temps. On confond ainsi la valeur d’un être et sa permanence, méprisant, selon la pente d’une pseudo-spiritualité, toutes les choses qui passent. S’il en allait de la sorte, cependant, un enfant vaudrait moins qu’une palourde d’Islande (qui atteint facilement les 400 ans), ou même qu’un bloc de béton, eux-mêmes valant moins que les particules stables qui les composent. Comme le montre bien le poète Henri Raynal, le discours de la soi-disant désillusion porte en lui cette confusion de la réalité et de la permanence : « La cathédrale de Strasbourg est faite de grès. La parole de désillusion revient à dire : gardez-vous d’oublier que cet édifice n’est que poudre agglomérée. Il fut sable ; tôt ou tard, il le redeviendra – l’incendie, le séisme, le vandalisme, l’explosion, l’érosion, au choix, sera l’agent de ce destin. Le sable est la vérité de cette forme périssable. » Alors on oublie que c’est la forme elle-même, sa grâce, et non sa dureté, qui en fait la force et la profondeur. La rose qui se fane nous bouleverse plus que le bloc figé. Le fugitif peut être plus proche de l’éternel que le permanent (l’éternité n’étant pas un temps indéfini, mais la transcendance par rapport à toute temporalité, transcendance qui se manifeste moins par la permanence que par l’événement).

Le mystère de Noël nous rappelle tout cela. Dieu, l’Être au-delà de tout étant, se fait, au temps d’Auguste, ce petit enfant juif – singulier, mortel. L’Éternel en personne entre dans le fugitif, et nous enseigne le soin divin que nous devons prendre des natures passagères.