Alors ministre de l’Intérieur, Manuel Valls déclarait en novembre 2012 au sujet de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : «Il est hors de question de laisser un kyste s’organiser, se mettre en place, de façon durable, avec la volonté de nuire avec des moyens dangereux». Pourquoi et comment défendre la ZAD ? Mode d’emploi.

La construction d’un bel et grand aéroport, loin d’engendrer un kyste en béton durable au milieu du bocage et des fragiles équilibres de la biodiversité, constituerait selon le schéma technocratique une paisible innovation, source de dynamisme et de modernisation de nos infrastructures. La destruction tranquille de la zone humide par de bienveillants bulldozers et l’ensevelissement de nouvelles terres agricoles sous l’horizon joyeux de pistes à perte de vue, loin d’être dangereusement nuisibles au bien de tous, libérerait les chemins glorieux de la croissance, du progrès et, qui en douterait, de l’emploi. Halte aux réactionnaires! On va quand même pas revenir à la bougie, Luigi !?

Qu’est-ce qu’un «kyste», ici, dans le langage mortifère et mensonger de la technocratie étatiste et marchande? En quoi ce qui grandit de jours en jours dans la zad, par un effet d’ébranlement des consciences en éveil qu’il risque fort de susciter, compromet-il l’horizon tout tracé de notre soumission collective à un destin techno-productiviste déjà programmé pour nous? A travers la zad (le «kyste», donc), quelle alternative radicale en germe, quelle expérience humaine, écologique, sociale et politique à l’oeuvre, s’agit-il d’urgemment tuer dans l’oeuf? Dans la zad, quelle force de vie émergente, la loi unique du pouvoir (d’Hérode à Vinci) cherche-t-elle à écraser à tout prix, par la puissance aveugle du mépris, de la propagande et de la matraque? Bref, pourquoi tant de haine et pourquoi faut-il défendre la zad?

Le collectif Mauvaise troupe*, immergé dans le vécu quotidien de la zad depuis des années, répond à ces questions par ce très beau récit d’une lutte et d’une aventure collective hors du commun : «Ce texte est un appel à défendre la zad partout, et, à travers elle, tout l’espoir contagieux qu’elle contient dans une époque aride. La zad, comme conviction qu’il est possible d’arrêter les projets destructeurs de ceux qui prétendent nous gouverner. La zad, comme espace où s’inventent ici et maintenant d’autres manières d’habiter le monde, pleines et partageuses».

« Nous nous sommes attachés à ces terres de résistance, aux sentiers que l’on arpente à la recherche de mûres ou de champignons, aux aventures, aux fêtes et aux chantiers collectifs »

Le récit commence à l’automne 2012, moment où tous les regards se tournent vers le bocage de Notre-Dame-des-Landes, où un vieux projet de construction d’aéroport menace 1650 hectares de zones humides, hameaux et terres agricoles. Le 16 octobre au matin, planifiée depuis des semaines dans les cabinets de la préfecture, débute l’opération policière, pathétiquement dénommée «opération César» : déploiement de force des colonnes de fourgons, armada d’engins de chantier venus détruire fermes et cabanes occupées, au nom de la «sécurisation du début des travaux», selon le novlangue d’usage. Face aux flics, se dressent dignement des paysans, militants et groupes d’habitants arrivés petit à petit dans le bocage à l’appel d’un collectif d’ «Habitants qui résistent» : «Nous nous sommes attachés à ces terres de résistance, aux sentiers que l’on arpente à la recherche de mûres ou de champignons, aux aventures, aux fêtes et aux chantiers collectifs. Nous nous démenons autour de nos cabanes et maisons avec des boucliers de fortune, du matériel de grimpe pour se percher à la cime des arbres, des pierres, des feux d’artifice et quelques bouteilles incendiaires pour contenir et repousser les assauts adverses, du citron pour se prémunir des gaz et des ordinateurs pour contrer la propagande médiatique».

Les barricades de fortune traduisent une détermination à ne pas plus céder face aux intimidations policières. L’automne 2012 est un tournant qui ne fera qu’accroître l’engouement populaire autour de NDDL où, désormais depuis toute la France, convergent de plus en plus de personnes, venues soutenir, défendre et faire vivre la zad. Le 17 novembre, 40 000 personnes manifestent et font surgir de terre un village en une journée au milieu d’une châtaigneraie : «Ce soir-là, nous sommes des dizaines de milliers à repartir avec le sentiment d’avoir tordu le cou à César et renversé le cours de l’histoire. Nous sommes des dizaines d’autres à tout simplement ne plus pouvoir repartir du tout, saisis par l’intensité de l’aventure et prêts à déserter emplois et appartements».

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Quelques jours plus tard, les gendarmes mobiles pénètrent silencieusement dans la zad en pleine nuit, symptomatiques d’un pouvoir réduit à une violence qui camoufle son affolement de perdre le contrôle de la situation : «La consigne est claire : il faut marquer les chairs pour faire passer le goût de cette irrépressible disposition à l’insoumission. Nous compterons, après la bataille, nos blessés : une centaine». L’intimidation produira l’effet inverse du résultat escompté : une détermination accrue et pour longtemps. Les forces de l’ordre, impuissantes, se retirent, et le gouvernement annonce la fin de l’opération César, optant dès lors pour la ruse et la stratégie des pseudo «commission de dialogue», qui n’ont aucune autre visée, ici comme ailleurs, que de diviser les mouvements contestataires : «Qu’y aurait-il à négocier au juste ? L’équation est simple : soit l’aéroport est abandonné, soit le bocage est détruit et ses habitants expulsés». Comme toujours, le pouvoir se retire pour mieux préparer la prochaine offensive. Quoiqu’il en soit, de la vulnérabilité même du mouvement et de son exposition directe à la violence, une irrépressible puissance de conviction est née : «C’est ainsi que la revendication «non à l’aéroport» s’est transformée en une certitude dont nous ne démordrons pas : «il n’y aura jamais d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes»».

Au-delà et inséparablement de la lutte politique contre l’aéroport et de la résistance aux violences et provocations policières, la zad est aussi le lieu où s’invente une nouvelle façon d’être au monde, où s’expérimente un nouveau rapport à la nature et aux autres. Au printemps 2013, au cours de l’opération «Sème ta zad», des milliers de personnes convergent, fourches et bêches en main, pour travailler la terre dans des champs encore jonchés de cartouches lacrymogènes. Partout on sème et on construit de nouvelles cabanes. La ZAD est de plus en plus peuplée, par des habitants des plus divers, venant d’horizons de plus en plus lointains : on y trouve des paysans des alentours, des naturalistes en luttes, des mineurs en fugue, des réfugiés de Calais venus s’y poser quelques temps, des jeunes en galère pour qui la zad est un rivage, etc…

Le récit exprime magnifiquement bien en quoi, à travers ce grand brassage humain, une autre bataille est à l’œuvre, beaucoup plus intérieure celle-ci : «Il ne s’agit plus seulement d’affronter le pouvoir sous sa forme la plus visible, mais de se battre contre ce qui s’est niché au plus profond de nos êtres. Il y a toujours, en nous tous, quelque chose de ces individus séparés, engoncés dans leurs identités sociales, culturelles, politiques. La mise en échec d’un dispositif policier ne suffira jamais à détruire ce qui nous tenaille encore de consumérisme, de dépendances dévastatrices, de préjugés, de sexisme ordinaire…Comment nous délester de l’habitude lâche de vouloir tout déléguer, qui cohabite si bien avec l’ambition néfaste de vouloir tout contrôler?».

Oui, bien sûr, la ZAD est aussi le théâtre de conflits d’usage, de controverses autour du rapport activités humaines/préservation de la nature, ou concernant le degré de dépendance de l’agriculture au pétrole. La ZAD, n’est pas miraculeusement épargnée par les désaccords quant aux diverses façons d’envisager le bien commun et la répartition des terres et de la production agricoles. On y discute les modalités de la rotation culturale entre blé, pâtures, sarrasin et fourrage. Et dans ces tensions mêmes, inhérentes aux limites humaines, quelque chose grandit, qui ressemble à un art, toujours précaire, de composer et de transcender différences et différends : «C’est ainsi qu’au fil des conflits, dont nul ne peut nier la dureté, une certaine intelligence collective se dégage de la confrontation entre nos différentes sensibilités».

Les expériences d’autonomie y fleurissent, dégagées de la logique marchande et gestionnaire : réappropriation du soin avec des jardins de plantes médicinales, ateliers de couture et de réparation de vélos, conserverie, brasserie, restauroulotte, meunerie, espaces culturels, construction de réseaux de communication libres… Une architecture des plus inventives se développe à l’aide de tous les matériaux de récup imaginables, sans permis ni plan local d’urbanisme.

Ca n’est pas l’autarcie qui est visée mais bien d’abord l’autonomie politique. Une multitude de collectifs d’habitation, d’espaces de réunion, de délibération et de décision autonomes sont créés, évoquant «la solidité d’institutions coutumières».

La pluralité et le bouillonnement des discussions et propositions contiennent tant bien que mal cette peste qu’est l’esprit de pouvoir : «C’est ce foisonnement constant qui conjure la possibilité d’une prise de pouvoir. C’est ce qui rend impossible qu’une composante de la lutte ne devienne hégémonique ou qu’un leader détienne entre ses mains la parole et le destin du mouvement».

Et les auteurs du récit rattachent ce qui se trame ici à quelque chose de la Commune de 1871, ou des communes du Moyen-Âge s’arrachant à l’emprise du pouvoir féodal, ou encore l’éphémère commune de Nantes en 1968. Bref, il est très clair qu’à l’automne 2015, «il ne s’agit plus seulement de nous battre contre un projet d’aéroport, mais aussi de défendre la possibilité d’une destinée commune sur ce bocage».

 

Tel est donc le dangereux «kyste» pointé du doigt par Valls et autres dangereux encravatés.Tel est donc en son sein, ce foisonnement humain, avec ses assoiffés de liberté, de partage et de justice, qui, ici comme à Nuit Debout ou ailleurs, et selon les bons vieux procédés rhétoriques manipulateurs mais à bout de souffle, restent enfermés dans la petite case «extrémistes» ou «violents», par ceux-là mêmes, toujours les mêmes, qui défendent le couteau entre les dents l’extrémisme technocratique et la violence capitaliste (rebaptisés «progrès» pour la soupe médiatique).Telle est donc cette cohorte de marginaux, de bras cassés, de petites gens, militants, anarchistes, amoureux de la nature, petits paysans et autres poètes, dont un certain catholicisme mondain et bien intégré socialement, plutôt que de vivre dans l’obsession paranoïaque du péril rouge en même temps que dans la contemplation auto-satisfaite de son admirable nombril, ferait bien de reconnaître humblement en toutes ces figures, celles qui, en bien des domaines, nous devancent sur les chemins de l’Évangile.

Pour aller plus loin:

* Collectif Mauvaise Troupe, Défendre la ZAD, Éditions de l’éclat, 2016.

On peut lire le texte en ligne https://constellations.boum.org/spip.php?article125, mais  aussi l’acheter et le faire circuler :  http://www.placedeslibraires.fr/livre/9782841623976-defendre-la-zad-la-mauvaise-troupe/

Le même collectif a également publié Constellations ; trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle.

 

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