Le Frère dominicain Thomas Michelet publie Les papes et l’écologie, une remarquable et inédite anthologie des textes écologiques des différents papes de ces cinquante dernières années. Développant les contours théologiques d’une véritable écologie chrétienne, il montre que le pape François, qualifié de « pape vert » par ses contemporains, s’inscrit dans une tradition.

« Voici désormais le pape vert » s’exclamait Laurent Joffrin dans un édito de Libération à la publication de l’encyclique du pape François « Laudato Si » ; ajoutant, plein d’enthousiasme : « il y a du José Bové dans ce pape là ». Les médias ont-ils mal compris cette encyclique en la qualifiant de « révolutionnaire » ?  

Les Papes et l'écologie, 01/09/2016, Artège

Les Papes et l’écologie, 01/09/2016, Artège, 23.95 €, 569 p.

Oui et non. Elle est révolutionnaire en ce que c’est la première fois qu’un pape consacre une encyclique entière à l’écologie et qu’il en parle avec une telle abondance. Elle est révolutionnaire par rapport à ce que les chrétiens et les catholiques pouvaient généralement en attendre et en dire. Elle est aussi relativement révolutionnaire par son contenu, tel le fait de préconiser une certaine décroissance au lieu de la croissance et du développement qui marquait la doctrine sociale de l’Église jusque-là. Mais elle n’est pas révolutionnaire dans le sens où toutes les idées que l’on y rencontre se trouvaient déjà – ne fut-ce qu’en germe – chez les papes précédents. Sans compter que les principes mis en œuvre s’enracinent plus ou moins directement dans la Parole de Dieu. De ce point de vue, même si des questions nouvelles peuvent se poser à chaque époque et susciter des réponses nouvelles, comme c’est le cas pour l’écologie, il n’y a qu’une seule vraie révolution, c’est celle de l’Évangile.

Dans votre livre Les papes et l’écologie, vous montrez au contraire que la préoccupation écologique est plus ancienne. Quand débute-elle ? Pourquoi avoir circonscrit votre anthologie aux cinquante dernières années, et pourquoi avoir choisi comme début Gaudium et spes 

Le premier pape à employer le mot « écologie » est le pape Paul VI en 1970, qui, dans un discours à la FAO, parle déjà d’une « catastrophe écologique ». L’idée pouvait être plus ancienne : jusqu’où remonter ? Jean XXIII faisait bien référence aux nouvelles sources d’énergie (énergie solaire, éoliennes, géothermie), mais il m’a semblé que sa problématique n’était pas vraiment écologique. La question de la sauvegarde de la planète comme telle ne se pose pas pour lui, il nie même qu’il y ait un problème global de ressources. Il s’en tient à l’idée classique de la nécessité d’un partage équitable entre les hommes, sans tenir compte des besoins des autres espèces qui sont ramenées à l’homme. Ceci étant, il est le témoin de la globalisation et de la nécessité d’adapter nos institutions politiques à cette nouvelle échelle en donnant naissance à de véritables autorités mondiales. Les textes de Jean XXIII ne font donc pas partie de ce dossier proprement dit, mais ils sont intégrés en annexe, à titre de point de comparaison et au vu de l’intérêt des principes exposés qui auront leur importance pour la question écologique.

De même, Paul VI reste sur cette ligne dans sa première encyclique sociale de 1967. Il lui a fallu du temps pour changer de paradigme. En revanche, si l’on relit Gaudium et spes [NDLR : texte fondamental « sur l’Église dans le monde de ce temps » publié à l’issue du concile Vatican II en 1965] dans cette perspective, on voit qu’il y a déjà une insistance sur la dimension cosmique, pas seulement reléguée à la fin des temps (GS 39). C’est l’aspect anthropocentrique qui frappe le plus souvent, mais en réalité, l’homme est situé dans l’Univers au sein de la Création parmi les autres créatures. Celles-ci sont établies par Dieu avec « leur consistance, leur vérité et leur excellence propres » que l’homme doit respecter (GS 36). Si l’homme se coupe de Dieu, il ne respectera pas davantage la Création et les créatures. Ce que le pape François appellera l’anthropocentrisme dévié. On peut donc voir une ligne de filiation directe entre Gaudium et spes et Laudato si’. De plus, cinquante années les séparaient tout juste (1965-2015), ce qui tombait bien. Il faut en même temps reconnaître une part de rhétorique dans la constitution de ce dossier : cinquante ans, cinquante textes.

Existe-t-il une « écologie » proprement chrétienne, présente dès la Bible ? 

La Bible ne nous dit pas comment va le ciel, mais comment on y va… Il ne faut pas attendre de Dieu un traité scientifique sur l’état physique de la planète. En revanche, il nous parle de l’ordre qu’il a imprimé lui-même dans l’Univers, de la place qu’il a assignée à chaque créature dans son dessein bienveillant, et de l’état moral du cœur de l’homme qui rejaillit sur la création. Dieu donne à celui-ci pour mission de « dominer » toutes les créatures (Gn 1, 26). Mais il ne faut pas oublier que dans la même phrase, il nous dit aussi qu’il a fait l’homme « à son image comme à sa ressemblance ». L’homme doit donc dominer toutes choses comme Dieu les domine, c’est-à-dire avec sagesse et par amour. Il a reçu la mission d’être à la tête de l’Univers pour le conduire à Dieu comme un bon berger. Or par son péché, l’homme ne remplit plus sa mission comme il le devrait. Du coup, l’Univers a perdu sa tête, il est devenu fou. C’est pourquoi Dieu nous a envoyé son propre Fils, afin de restaurer l’homme comme image de Dieu y compris dans sa gouvernance des créatures, récapituler (redonner tête) à toutes choses.

Dans le Christ, l’homme peut redevenir le « berger de l’être ». C’est là me semble-t-il le cœur d’une écologie chrétienne. Elle est la seule à pouvoir désigner la clef ultime de toutes choses : Dieu bien commun de l’Univers. À déceler la racine la plus radicale du problème : notre péché. À posséder la solution parfaite, comme un trésor de sagesse à partager : le Christ, roi de l’Univers, prêtre et prophète du monde qui vient

Vous montrez que le pape François s’inscrit dans une tradition. Cependant, on ne peut nier que Laudato Si’ constitue une première et un tournant. Quelle est la spécificité, l’apport majeur de François en matière d’écologie chrétienne ? 

Je suis mal placé pour répondre à cette question. J’ai plutôt essayé de montrer par ce dossier que tout ce que dit François dans Laudato Si’, un autre pape l’avait déjà dit avant lui, en plus concis. Pour autant, l’apport du pape François n’est pas seulement quantitatif : on doit aussi constater qu’il a su davantage communiquer. C’est sans doute le poids particulier d’une encyclique. Les autres textes, pourtant riches et nombreux, n’ont pas eu autant d’écho. La nouveauté de François, c’est d’abord qu’il a choisi de s’appeler François, et qu’il vient d’Amérique latine. Par le choix de ce prénom, il a su réunir sur lui de manière simple et crédible l’amour des pauvres et l’amour de la Création, incarnés par le Poverello d’Assise, manifestant ainsi dès le début de son pontificat qu’il n’y a en réalité qu’une seule crise mondiale socio-environnementale, comme l’affirme Laudato Si’.

Mais Benoît XVI l’avait déjà exprimé à sa manière, et Jean-Paul II dès sa première encyclique Redemptor hominis, ou encore dans Laborem exercens. On avait d’ailleurs déjà fait de Benoît XVI ou de Jean-Paul II un « pape vert ». Pour Jean Bastaire, un acte prophétique des plus importants de Jean-Paul II aura été le fait d’avoir proclamé Saint François d’Assise patron des écologistes, ce qui a sans doute influencé le pape François. Pour la petite histoire, il semble que Benoît XVI avait déjà mis en chantier une encyclique sur l’écologie dont il avait confié au Conseil pontifical « Justice et paix » le soin de préparer la version de travail. On sait par ailleurs qu’il avait sollicité à plusieurs reprises l’Académie pontificale des Sciences sur les questions environnementales. S’il n’avait pas renoncé à sa charge, Benoît XVI aurait donc été le premier à publier une encyclique sur l’écologie. Mais François a repris personnellement le chantier en y mettant du sien, ce qui a pu contribuer à son réel succès. De même, plusieurs formules souvent attribuées à Benoît XVI viennent en réalité de Jean-Paul II ; mais il est vrai qu’elles ont pu être suggérées par le Cardinal Ratzinger … L’apport spécifique de chacun n’est donc pas si simple à déterminer. Je préfère montrer l’unité et la cohérence de ce corpus magistériel, ses racines avant tout bibliques et patristiques, plutôt que ce qui revient à chacun. « Qu’as- tu que tu n’aies reçu ? »

Vous voyez dans Laudato Si’ une « troisième génération d’encycliques sociales ». Quelles sont ces trois générations ? 

La première génération est celle de la question ouvrière posée par la révolution industrielle : le rapport entre les patrons et les ouvriers, la justice sociale. La seconde génération vient de la décolonisation et de l’émergence de nouveaux États indépendants, d’où une mondialisation des questions de justice sociale et de répartition des ressources. Ce sont les rapports Nord / Sud et la question du développement humain : l’homme, tout l’homme, tout homme et tous les hommes. La troisième génération apparaît lorsque les conséquences de la révolution industrielle ajoutées au consumérisme et à la « culture du déchet » deviennent clairement insoutenables pour la planète, et que l’on prend conscience de la nécessité d’associer d’une part les générations futures, d’autre part les autres créatures, avec un développement qui va devoir passer par une certaine décroissance, une plus grande sagesse dans l’acceptation de nos limites. C’est la question écologique. Il y a donc un nouveau changement d’échelle de la justice sociale, correspondant à une nouvelle universalisation qui est en fait double : celle du temps et celle de l’écosystème mondial. La conception du bien commun en est modifiée, qui va intégrer ces nouvelles dimensions en devenant vraiment universelle (en attendant que l’on se penche sur le sort des autres planètes, qui échappent pour l’heure à la mainmise de l’homme).

« La question écologique oblige à reconnaître qu’il y a un ordre naturel des choses », écrivez-vous dans votre introduction.  En obligeant un retour au réel et un décentrement par rapport à l’ethos individualiste libéral, l’écologie peut elle permettre le retour dans nos sociétés d’une morale substantielle plus conforme à la doctrine sociale de l’Église ? 

La question écologique rebat en effet les cartes du monde libéral, et marque à mon sens la fin de la modernité en nous obligeant bon gré mal gré à nous défaire du paradigme sur lequel celle-ci était fondée, celui d’un anthropocentrisme dévié conduisant à une mainmise sur la nature au nom d’une techno-science dont le pouvoir a été théorisé comme étant sans limites. Plus positivement, la question écologique nous conduit à reconnaître que le cosmos a un logos (une rationalité, un sens, un ordre ontique) et un nomos (une règle, un ordre éthique), d’où un ethos (un comportement, une sagesse de vie). Cela a toujours été, mais ce qui nous le montre davantage, c’est la vulnérabilité croissante de ce monde, le fait qu’il soit de plus en plus soumis au libre arbitre de l’homme ; alors que jusque là, c’était plutôt l’homme qui était le jouet des forces de la nature, jugées irrationnelles depuis qu’elle étaient démythifiées, ou même absurdes une fois libérées du poids du fatum. C’est peut-être alors une chance pour la doctrine sociale de l’Église, par un certain retour de la loi naturelle tellement contestée, ou plutôt par un renversement de la situation qui aboutit à en redéfinir autrement les coordonnées.

Cela ne se fera pas cependant sans la reprise d’une véritable métaphysique, sans laquelle la loi naturelle ne sera pas située adéquatement, et d’une théologie de la Création, dans la perspective du dessein divin bienveillant et miséricordieux. Le combat du siècle présent semble bien être celui qui réunira d’un côté ceux qui pensent que l’homme a des lois propres qu’il ne se donne pas toujours à lui-même et qu’il doit respecter, aussi bien que le reste de la création dont il fait partie et avec laquelle il doit vivre en harmonie ; et de l’autre côté ceux qui pensent que l’homme est son propre créateur, et que la nature n’est qu’un matériau librement disponible qu’il peut façonner à l’envi, humain compris. Le transhumanisme de ceux qui veulent prendre au fond la place du Créateur, par un péché radical et ultime contre la Création comme disait Benoît XVI. Et le super-humanisme de ceux qui reçoivent du Créateur son invitation à la vie divine et accueillent de lui la grâce d’être restaurés comme hommes et femmes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, gardiens du jardin de la Création.

Frère Dominicain, Thomas Michelet est docteur en théologie (Université de Fribourg). Il enseigne à Rome à l'Angelicum, l' Université pontificale Saint-Thomas-d'Aquin

Frère Dominicain, Thomas Michelet est docteur en théologie (Université de Fribourg). Il enseigne à Rome à l’Angelicum, l’Université pontificale Saint-Thomas-d’Aquin