La linguistique nous enseigne la fonction phatique du discours. Elle consiste à établir un contact, à signaler sa présence ou signifier que l’on cherche à communiquer : « allô? », « il y a quelqu’un ? », « je suis là !». Pour Frédéric Dufoing,  les terroristes de Daesh ne sont  que cela, un appel du néant, un appel du consommateur au réel : le pulsar d’une civilisation qui s’éteint.

Le terrorisme est avant tout un spectacle

Une chose est frappante lorsque l’on considère à tête reposée ce qui s’est passé à Paris le 13 novembre et que l’on appelle communément « un acte terroriste »,  c’est qu’il n’a aucune utilité rationnelle, ni politique, ni morale, ni religieuse, ni idéologique; il ne sert absolument à rien, ni à court, ni à long terme. Car enfin, hors situation de guerre (dans laquelle le terrorisme est juste une stratégie subsidiaire de guérilla) ou volonté de racket (dans les prises d’otage contre rançons ou contre satisfaction de revendications, etc.), du vieux de la montagne au World Trade Center en passant par l’attaque des jeux olympiques de Munich, aucun attentat, aucune série d’attentats n’a jamais abattu un système politique, ni même infléchi une logique politique. Et si certains gouvernements ont pu tomber, cela n’a rien changé à la donne essentielle des institutions. On peut même dire que le processus terroriste renforce objectivement et systématiquement les pouvoirs de l’État (à moins, là encore, qu’il ne soit affaibli par d’autres évènements). D’aucuns ont pu considérer que cela pouvait être très précisément le but des terroristes : rendre, par ses réponses légales, liberticides et violentes, un État ou un système politique à la fois insupportables et illégitimes aux yeux mêmes de la population qu’il a en charge, afin qu’elle cesse de les soutenir (c’était le pari – perdu ! – de l’extrême gauche des années 1970-1980, en Allemagne, en Italie et en Belgique), et cela afin de proposer un modèle alternatif. En général, c’est la situation inverse qui se produit, surtout dans une société comme la nôtre, où le contrôle et la contrainte sont si confortables, si invisibles et si participatifs, consentis : l’État ou le système politique assure encore davantage son emprise sur son peuple, et la remise en cause interne des principes qui le justifient devient encore plus difficile.

Puisque le terrorisme est avant tout un spectacle (sans diffusion d’images, pas de terreur), une chose est sûre et d’ailleurs démontrée en psychologie sociale : en mettant en scène l’opposition entre deux groupes (deux cultures, deux peuples, deux religions, deux idéologies, etc.), le terrorisme renforce le conformisme dans chacun d’eux; en coordination parfaite avec son ennemi, il provoque et/ou entretient donc une boucle de rétroactions qui renforce les stéréotypes, limite les capacités (et la volonté) d’empathie, donc de dialogue, des membres de chacun des groupes. Fonctionnellement (ce qui ne veut pas dire intentionnellement, contrairement à ce que croient les complotistes), l’Etat et le terrorisme sont de merveilleux partenaires dont les pas de danse remplissent les urnes funéraires et les dortoirs totalitaires.

« Daech, c’est la télé-réalité inspirée par Saw et Human Centiped »

Si donc le terrorisme a un but, il est à visée interne : le groupe terroriste doit être  considéré comme une entreprise qui produit des morts, les morts des images, les images le conformisme à l’intérieur de la communauté dont sont issus les terroristes et ce conformisme, de nouveaux terroristes, et ainsi de suite; sans doute, au passage, comme au sein des Etats, certains engraissent-ils leur vanité sur les ordres qu’ils donnent ou leur portefeuille sur les fonds qu’ils gèrent, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. La religion, l’idéologie, l’appel à la vengeance d’un peuple contre un autre et même l’ethnie, ce sont seulement des produits d’appel ou des marques, des labels de qualité pour les petits frustrés qui n’ont pas pu faire leur carrière de satrape dans les institutions mortifères de l’Etat, en particulier dans le cas de daech.

Il est toujours dangereux de psychologiser à outrance un comportement; c’est même l’un des sophismes les plus malhonnêtes de notre époque. Cependant, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre les assassins suicidaires du Bataclan, les tueurs de masse qui poussent comme des bubons d’acné sur les parties les plus grasses de l’Amérique du nord et les débiles patentés d’émission de télé-réalité. Les tueurs de masse, mesquins, idiots et lâches, enragés contre une société à laquelle ils ne comprennent rien parce qu’ils n’ont rien à lui donner font de leur suicide une sorte d’orgie de puissance : ils tuent beaucoup (dans l’espérance de battre un record, comme dans les jeux vidéo), n’importe qui (à l’instar d’une tempête ou d’une catastrophe naturelle) et de manière confortable – confortable jusqu’au bout puisque personne ne sait leur résister et que leur suicide leur permet de ne pas affronter les conséquences de leurs actes. La grande bouffe devient ainsi une grande esbroufe. Hédonistes complets, à la manière de ces gens qui gagnaient le droit de remplir le caddy de tout ce qu’ils pouvaient pendant cinq minutes, ils consomment tout ce qui leur est offert, et en particulier ce que les autres ne consomment pas (ou croient ne pas consommer) : des vies. Les tueurs de Daech sont bien davantage de consommateurs sourcilleux que des ascètes religieux. Et l’ « islam » dont ils se réclament est le dispositif tout en serviettes et couverts argentés d’un festin de tripes où l’on finit par se transformer en ce que l’on a détruit, où l’on devient un objet de consommation comme les autres. Cet islam-là – saoudien d’origine, qui fleure bon les shopping mall aseptisés autour desquels les zombies de Romero continuent d’affluer –  cet islam-là est bien celui de la société de consommation aboutie, cannibale, psychopathique.

C’est qu’il y a des carrières à y faire – certes courtes, mais tellement intenses ! De ce point de vue, les petites frappes de Daech, parfois vaguement diplômées en informatique et sans doute nourries aux jeux vidéo, ressemblent à s’y méprendre aux déchets de canapé, aux pantins absurdes posant leurs pieds à mycoses sur des meubles ikea que sont ces jeunes sortis des boîtes de nuit pour être glissés dans les boîtes de pétri pixelisées afin d’y faire le buzz par une surenchère sans fin de propos abrutis… Daech, c’est la télé-réalité inspirée par Saw et Human Centiped

En linguistique, on a pour habitude de distinguer diverses fonctions du langage : transmettre une information, une émotion, faire faire quelque chose à quelqu’un, tenir un discours sur le langage lui-même, etc. Il en est une qui convient parfaitement à ce que sont ces terroristes, c’est la fonction phatique, laquelle consiste à établir un contact, à signaler sa présence ou signifier que l’on cherche à communiquer : « allô? », « il y a quelqu’un ? », « je suis là !».  Ces terroristes de Daech ne sont plus que cela, une sorte d’appel du néant, d’appel du consommateur, au réel : le pulsar d’une civilisation qui s’éteint.