« Tout est lié », en matière d’écologie, affirme le pape François dans Laudato Si. En matière de géopolitique aussi. Ce n’est pas un secret-défense : les vagues migratoires qui s’échouent ces derniers mois aux portes de l’Europe sont la conséquence directe des interventions occidentales en Irak, en Libye et en Syrie. Les exportations casquées de la démocratie se sont soldées par de cuisants échecs. « Personne n’aime les missionnaires armés », disait déjà Robespierre. Nous payons les fruits de l’aveuglement des dirigeants du monde libre. Pierre Jova revient de deux semaines passées dans les Balkans, au milieu des foules qui se pressent pour passer en Union européenne.

Parole aux réfugiés

La plupart sont des Syriens. Ils charrient les pires récits de violence et de mort. On croise aussi beaucoup d’Irakiens. Ce jeune sunnite de Bagdad, qui a dû fuir la capitale parce qu’il était menacé de mort par des chiites. Ce lettré de Kirkouk, qui vitupère contre ceux qui ont détruit son pays, « Bush et Blair, les grands criminels », et qui crie vengeance contre l’Europe complice. Quand on lui fait remarquer que la France était opposée à la guerre d’Irak en 2003, il nous répond : « Vous êtes jeune, mais Mit’rand (sic) avait déjà bombardé l’Irak pendant la guerre du Golfe ! Nous ne l’avons pas oublié ! »

Un Irakien de 25 ans, né en 1990, a passé toute son enfance sous un embargo sévère, imposé après que son pays eut été entièrement détruit. Comme 600 000 autres enfants, il est peut-être mort de cet embargo alimentaire et médical. De ce chiffre bien supérieur à celui d’Hiroshima, Madeleine Albright, alors secrétaire d’Etat américaine sous Clinton avait déclaré : « c’est un choix difficile, mais cela en vaut la peine ». Puis vinrent l’occupation américaine de 2003, la guerre civile entre sunnites et chiites, l’irruption de l’Etat islamique. Toute cette jeunesse peut-elle être reconnaissante envers le monde occidental ?

L’Irak aurait dû nous vacciner à jamais contre l’exportation militaire de la démocratie. C’était sans compter la Syrie, et la Libye, en 2011. Dans le feu du printemps arabe, l’Occident, cette fois unanime, a laissé pourrir la situation en Syrie, laissant les pétromonarchies du Golfe et la Turquie armer les pires extrémistes. A l’été 2013, il fut même question d’aller frapper directement le régime de Damas. Seule la voix du pape François (et celle, intéressée, de Poutine) s’est élevée contre cette nouvelle entreprise de destruction. Qu’on se le dise, le communiste du Vatican est bien entouré : son chef de la diplomatie, Mgr Pietro Parolin, suivait déjà le dossier irakien en 2003. Il sait ce que valent les bombardements démocratiques.

Sarkoléon à la barre

Quant à la Libye, le chaos qui y règne doit beaucoup à la agressivité sarkoléonienne. La Résolution 1973 arrachée par la France auprès du Conseil de sécurité de l’ONU limitait les forces occidentales à stopper la progression des blindés de Kadhafi vers Benghazi. Il ne leur donnait pas mandat de précipiter le renversement du régime de Tripoli. Le crime réside davantage dans cet acharnement, que dans le fait de s’être mêlé du conflit libyen.

Au contraire, l’intervention occidentale avait mis assez de pression sur les épaules du régime pour l’amener à négocier. Après quelques mois de bombardements, les nervis du colonel Kadhafi étaient prêts à accepter un plan de paix proposé par l’Afrique du Sud : un départ du dictateur en exil, en Algérie ou au Niger, et un partage du pouvoir entre « kadhafistes » et rebelles. Cette sortie honorable et sage du conflit a été fermement repoussée par la coalition occidentale. L’alliance qui existe aujourd’hui entre les ex-kadhafistes et le gouvernement libyen de Tobrouk, contre les islamistes de Tripoli, et contre Daech, prouve que le calcul sud-africain était le bon.

La démocratie américaine a accouché de clips de propagande abrutissants, d’un mariage gay officiellement sponsorisé par Goldman Sachs et Google, et de Donald Trump. Il lui demeure toutefois un fond d’exigence et de justice, pour poursuivre d’explications Hillary Clinton, secrétaire d’Etat américaine au moment de la guerre de Libye. En France, il faudrait faire de même envers celui qui était aux affaires. Celui qui affirmait le 2 septembre dernier, à la tête des nouvellement baptisés Républicains : « mon premier engagement c’est celui d’une démarche de vérité ». Très bien. Commençons par la Libye, alors.

Mais c’est le silence. Silence de ceux qui militent dans son ombre. Silence de ceux qui pleurent les migrants noyés en Méditerranée, mais qui n’osent récuser la démocratie casquée. Silence, même, de certains organes de presse qui font pourtant chorus contre l’invasion migratoire.

La repentance ne suffit pas

Et après, me dira-t-on. Il ne suffit pas d’avoir eu raison contre tous. Il ne suffit pas de rappeler les leçons du passé. Il ne s’agit pas de s’enferrer dans une variante de la détestable « repentance » coloniale mortifère. Il ne s’agit pas non plus de se contenter de dire, et de s’en aller, satisfait du devoir accompli.

Accueillir les migrants en Europe doit aller de pair avec tarir les sources de leur émigration, et donc éteindre les conflits qu’ils fuient. Les pistes existent. Faire pression sur les donateurs pétromonarchiques de l’extrémisme islamiste. Ne plus être dupe du double-jeu turc, qui se réjouit de voir la Syrie se détruire, et les migrants musulmans se répandre en Europe. Imposer la participation de l’Iran dans la coalition contre l’Etat islamique, que Téhéran combat déjà de plein front. Travailler à la réconciliation des Libyens, entre kadhafistes et ex-rebelles, contre Daech.

Cette entreprise doit être guidée par la lucidité. C’est une condition impérieuse pour toute action, toute vision politique, pourvue qu’elle soit éclairée, par la connaissance humaine, par l’expérience, par l’espérance, plutôt que par le cynisme.

Evoquer la genèse conflictuelle de ces migrations, c’est aussi ne pas perdre de vue que ces migrants viennent de quelque part. C’est leur conserver leur dignité élémentaire : leur origine, leur histoire, leur visage.

C’est une des conditions de l’Enracinement.