Notre époque balance entre la haine moderne de tous symboles (autres que le M de Mac Do ou le LV de Louis Vuitton) et leur idolâtrie nostalgique.  Quelle place leur donner ?

Vivre ne suffit pas à l’homme, il lui faut trouver sens à sa vie. Cette quête de sens est à l’origine des symboles : lire dans ce qui se donne à voir, à entendre, à toucher, à goûter et à sentir un message de l’invisible. Ainsi les arbres, les animaux, les montagnes et les rivières parlaient à nos ancêtres. Et un peuple se distinguait d’un autre selon son art de la divination, selon sa manière de lire dans la nature les messages du divin.

Ce sont donc les échanges symboliques qui prédominent dans les sociétés traditionnelles. Dans ces sociétés les hommes se construisent en membres d’une même communauté par le récit collectif et dans ce récit collectif. Ainsi des cultures antiques, des peuples d’Inde, d’Orient, où récits mythologiques, contes, rituels magiques, rites initiatiques, héros mythiques ….unissent les individus dans un même monde. Ainsi des religions dites du livre, le judaïsme avec la Torah,  l’Islam avec le Coran. C’est pourquoi aussi ces religions constituent des systèmes de pensée, des cultures particulières, non universalisables, si ce n’est par la domination politique.  Nous sommes tous héritiers de cultures et de religions riches de symboles.

Avec la venue de Jésus s’opère la plus grande révolution de toute l’histoire humaine. En effet on ne s’adresse plus, au-travers des rites, à un divin qu’on ne peut approcher qu’en énigmes. On touche un homme de chair et de sang. Jésus est ce corps qui connaît la faim, la soif et les joies de la fête. Ce  garçon de Nazareth aux mains travaillées par le métier de charpentier, qui parle avec l’accent de son village, qui a les yeux de sa mère. Cet homme de Galilée qui, lorsqu’il appelle quelqu’un par son nom, le fait littéralement craquer. Simon, Jean, Thomas, Zachée, Marie, Marthe, Marie de Magdala : à sa voix, à ses gestes, sous son regard , leur cœur s’ouvre pour toujours à un mystère d’amour qui les déborde et les rend d’un coup totalement libres, déliés des liens de leurs réputations, de leurs  clans, de leurs familles,  de leurs maladies,… pour aller  répandre cet amour, jusqu’à la mort, jusqu’au martyr.

Le mystère de l’Incarnation  nous fait sortir des religions symboliques pour nous faire entrer dans la religion du cœur à cœur :

« Pierre, m’aimes-tu ? -Seigneur tu sais tout, tu sais bien que je t’aime »

Le Christ établit donc au cœur de la religion non plus le symbole, mais l’amour.

Jésus ne supprime pas pour autant les symboles, mais il les vivifie, il les plonge dans la dynamique de l’amour. Ce qui donne sens aux  commandements, c’est l’unique commandement d’amour, qui par définition n’en est pas un (l’amour requérant la liberté). Aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même. C’est pourquoi il est aussi appelé l’Alpha et l’Omega : en lui s’épuisent en prenant chair tous les symboles. C’est pourquoi Il est la Lumière, la Vérité, le Chemin, la Vie.

Tous ces symboles du divin se retrouvent en Lui, nouveau-né de Bethléem, enfant immigré d’Egypte, adolescent et jeune adulte de Nazareth, prophète de Palestine, crucifié de Jérusalem. C’est pourquoi Il transcende aussi tout ce qu’a de nécessairement limitant un symbole, qui ne peut être compris que dans une culture, pour rejoindre, par sa singularité d’homme, l’universalité de la condition humaine : par lui il n’y a plus ni juif ni païen, ni homme ni femme, ni maître ni esclave.

C’est parce que la religion chrétienne, en instaurant le primat de l’amour incarné, transcende les  cultures symboliques,  qu’elle est universelle. C’est pourquoi elle ne craint pas la diversité culturelle, mais depuis les origines, en se libérant de la circoncision, elle rejoint les hommes par inculturation de la Bonne Nouvelle.

A contrario, à chaque fois que les chrétiens retombent en religiosité symbolique, et donc identitaire,  ils trahissent le christianisme en en faisant un moyen d’asservissement et d’exclusion. Alors s’élèvent des témoins de l’amour fou de Dieu pour l’homme, ces transis de la crèche, souvent incompris, méprisés, persécutés, pour rappeler aux chrétiens que la source de la foi, ce n’est pas la loi ni les rites, mais le cœur.

La difficulté à comprendre le christianisme, à commencer pour les néophytes que sont tous les chrétiens, vient de ce qu’il est le seul monothéisme à n’être pas une religion du Livre. Aussi inspirés soient-ils, ce ne sont pas les textes de la Bible qui sauvent ; les sermons, aussi profondément justes, ne convertissent pas,  ce ne sont pas les écrits de théologiens, aussi philosophiquement vrais soient-ils, qui éclairent, ce n’est pas le Droit Canon, aussi orthodoxe soit-il, qui fait autorité, pas davantage les études sociologiques, historiques, ou les dialogues entre sciences et religion chrétienne, qui font le chrétien, mais c’est le mystère de la rencontre personnelle avec le Christ,  qui ensuite permet de donner vie, esprit,  à tout cela, rencontre dont on ne peut que témoigner, en rendant amour pour amour.

Or à chaque fois que faiblit l’amour, revient la tentation de recourir à la loi, à la lettre, au rite, et tous ses signes extérieurs, ce que pourtant le Christ n’a cessé de combattre chez les Pharisiens, « sépulcres blanchis ».

Tout, dans l’Eglise, à commencer par l’autorité papale, est ordonné à l’amour. Et comme la religion répand ses principes dans l’ensemble des cultures où elle croît, on retrouve un peu partout  aujourd’hui cet idéal du primat de l’amour universel qui permet de faire coexister différentes cultures, idéal dont la laïcité inclusive, en fille « émancipée » du christianisme, témoigne.  La laïcité dont il est question ici ne peut donc être un symbole de plus qui cherche à dominer les autres, mais un mouvement du cœur, la mise en acte de ce sentiment premier, universel, de fraternité.

Une autre conséquence de ce primat de l’amour est qu’on n’est pas chrétien parce que de parents chrétiens, de culture chrétienne, même si cela peut y préparer, mais par la rencontre personnelle avec un Dieu qui me demande d’être son ami. Il y a aussi beaucoup « d’illusions d’optique » : beaucoup de gens se croient chrétiens, s’affichent chrétiens, qui ne le sont pas. Beaucoup qui n’ont même jamais entendu le nom de Jésus le sont sans le savoir, parce qu’ayant rencontré l’Amour fait homme par un témoin de l’Amour divin, souvent dans le pauvre, cet Alter Christus, ils vivent dans cette amitié avec Dieu par le service de leurs frères.  L’Eglise réelle, invisible à la sociologie, ne recoupe souvent qu’à la marge l’Eglise visible.

Il nous faut avoir tout ceci à l’esprit pour ne pas, sous couvert de christianisme, tomber en choc des civilisations. Pour coopérer à l’édification d’une agora mondiale qui, la laïcité fraternelle au cœur, accueille positivement les cultures particulières, d’où qu’elles viennent.

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