L’américain Christopher Lasch est mort il y a vingt-cinq ans. Aux États-Unis, cet enseignant a laissé derrière lui une oeuvre immense sur le libéralisme, la tradition civique américaine ainsi qu’une critique magistrale de l’idéologie du Progrès. Socialiste, Lasch a développé l’idée de « limites » quand les rédacteurs de la revue que vous tenez entre les mains étaient encore en couche-culotte (non lavables). Chrétien protestant, il fait partie des grandes figures incontournables de l’écologie. Son biographe français Renaud Beauchard, qui vient de faire paraître Lasch, un populisme vertueux (Michalon) nous explique pourquoi il est urgent de le lire.

 

La trahison de la Démocratie

Les développements de Lasch sur le narcissisme sont le prélude nécessaire à une réflexion qui irrigue toute son oeuvre sur la question de la démocratie, Lasch allant jusqu’à se demander, dans La révolte des élites si la démocratie mérite encore de survivre. Selon lui, la construction d’un type anthropologique de consommateur suprême inapte au questionnement des sens prédonnés est l’aboutissement à la fois de l’homogénéisation du marché universel et de la neutralité axiologique totale de la société libérale laquelle, en fondant une société indifférente au « caractère » de l’individu démocratique, a invalidé tout autre contenu éthique que la tolérance et a fini par rendre impossible tout questionnement public sur les qualités intrinsèques de l’individu en démocratie. Cette indifférence au caractère du citoyen a conduit à ne concevoir la liberté qu’en termes de liberté de choix, de plus en plus en plus réduit à la liberté du consommateur de choisir entre des marchandises interchangeables.

Cette indifférence au caractère du citoyen a conduit à ne concevoir la liberté qu’en termes de liberté de choix, de plus en plus en plus réduit à la liberté du consommateur de choisir entre des marchandises interchangeables.

L’idéal d’une nouvelle élite

L’idéal de participation de chacun à la vie publique et d’un citoyen omni-compétent et apte à l’autogouvernement, gage d’une société sans classe, a cédé la place à une démocratie fondée sur la distribution de biens et de services  essentiels. L’idée du succès social caractérisé par l’aptitude morale à l’autogouvernement s’est effacée pour céder la place à la mobilité sociale ascendante et à une séparation croissante du savoir et de la vie ordinaire dont l’institution du salariat, perçu tout le long du XIXe siècle comme un enjeu de citoyenneté, et non pas seulement comme une question économique, signait la consécration. Cette séparation scellait en effet une séparation de classe entre une « minorité civilisée » détentrice du savoir et une classe d’exécutants, et s’accompagnait d’une vision thérapeutique de la démocratie comme la démocratisation non pas de la culture censée servir l’idéal d’autogouvernement, mais de « l’estime de soi ». De plus en plus, cette nouvelle élite, ressemblant à l’homme de masse identifié par Ortega Y Gasset au début du XXe siècle, s’est retranchée dans un « monde de concepts et de symboles abstraits », se spécialisant de plus en plus dans la manipulation de l’information. Elle n’a plus tant recherché à imposer ses valeurs à la majorité (qu’elle juge de plus en plus incorrigiblement raciste, xénophobe, sexiste et provinciale à mesure que le souvenir de la prospérité partagée des grandes années de la socialdémocratie s’estompe) qu’à la persuader, par l’invective et le matraquage médiatique, de créer des institutions « alternatives » dans lesquelles est actée la base des inégalités entre les possesseurs d’un savoir technique pour diriger la société et les assujettis à ce savoir.

L’idée du succès social caractérisé par l’aptitude morale à l’autogouvernement s’est effacée pour céder la place à la mobilité sociale ascendante et à une séparation croissante du savoir et de la vie ordinaire dont l’institution du salariat […] signait la consécration.

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