Évidemment le monde de Jacques Attali a triomphé. La croyance selon laquelle l’individu est un produit hors-sol a décimé toutes les autres utopies.  On remarque peu, en revanche, que lorsque le communisme s’est effondré au début des années 90, est né conjointement le fondamentalisme islamique. C’est Jacques Attali qui  le dit, un peu hilare. J’ai toujours pensé que le capitalisme sauvage n’était qu’une plaisanterie pour ceux qui n’en souffrent pas.

Le vieux monde est de retour, nous assène-t-on. Ceux qui le déplorent ont d’ordinaire un âge plutôt avancé. Force de la tartufferie. Lorsque les rédacteurs de Limite sont nés, cela faisait dix ans que Jacques Attali conseillait François Mitterrand.  Nous n’avons pas connu Maastricht, pas voté au référendum de 2005, mais nous en déduisons, par conséquent, que le vieux monde est bel et bien libéral, pousse à la performance, produit de la ségrégation sociale et culturelle,  et que le nouveau monde que nous voudrions voir naître est alternatif, sobre, sans marketing, sans travail du dimanche, sans grand marché transatlantique et sans gestation pour autrui.

Notre génération débarque  à un moment de l’histoire où les camps idéologiques se reforment progressivement. Notre but est d’accélérer cette recomposition,  de démasquer les faux amis (légion) , et de laisser venir à nous les faux ennemis(ils se reconnaissent déjà). Une tâche qui suscite des attaques, mais on s’en doutait un peu.

Si le libéralisme rêve d’un monde où les migrants qui débarquent en Europe seraient tous auto-entrepreneurs, avec un numéro de Siret tatoué sur leur front, l’identitarisme benêt s’imagine reclus en zone à défendre contre l’envahisseur étranger. A Limite, nous avons choisi d’adopter une attitude aussi pragmatique qu’emplie d’espérance . Ni sans-frontiéristes, ni remigrateurs. « Il y a trois façons de choisir les migrants, déclarait Eugénie Bastié. Soit nous choisissons ceux qui nous ressemblent, soit ceux qui nous sont utiles, soit ceux qui souffrent le plus. Il me semble que le critère le plus juste soit ce dernier. »

Nous savons que l’Union européenne a des prévisions  très arrêtées sur son avenir économique. Pour relancer la croissance, il lui faudrait accueillir des millions d’immigrés. Le but : «  payer les retraites » et bien sûr baisser les salaires du travailleur moyen. Rien de nouveau depuis Friedrich Engels . L’allemand  notait déjà dans la «  Situation de la classe laborieuse en Angleterre»  (1845) que l’afflux d’irlandais pauvres  vers l’Angleterre provoquerait irrémédiablement une baisse des salaires des ouvriers anglais. De ce point de vue-là, il est difficile d’imaginer un monde  véritablement sans frontières, et il y a fort à parier que les derniers sans frontièristes qui subsistent le savent pertinemment : les lignes qui vont se recréer seront certes débarrassées de leur spécificités culturelles, mais elles hébergeront des individus d’une même classe liés par leur condition sociale. C’est, pour le dire vite, le projet du capitalisme. Déconstruire les communautés naturelles, et en fabriquer d’autres artificiellement par la force et l’argent.

Les divisions idéologiques que nous connaissons aujourd’hui seront réduites à peau de balle. Quand viendra l’heure de la grande misère planifiée, ceux qui étaient ennemis s’allieront, et les amitiés artificielles seront défaites bien rapidement. Le plus compliqué est d’y être préparé.

Pour l’heure, nous saluons la sortie du livre de Renaud Garcia, « Le désert de la critique » aux éditions de l’Echappée. Un essai qui nous semble être une lueur d’espoir dans la pensée critique, pensée qui n’a fait que se ramollir autour de questions purement symboliques. Garcia le déplore : « Qui remet au coeur de l’analyse le corps vécu dans un environnement limité, commet dès lors le crime ultime : réintégrer un moment conservateur dans la critique. Occupées à déconstruire et à se déconstruire à l’infini, les gauches « radicales » ont négligé le terrain du social, qu’une extrême droite opportuniste a investi en exploitant la détresse des perdants de l’histoire. »

Les temps que nous vivons changent si rapidement que la critique sociale doit s’amarrer solidement. Si du moins sa prétention est de décrypter le nouveau monde.

Paul Piccarreta