Le livre Catholique et libéral. Les raisons morales d’une économie libre écrit par le prêtre américain Robert Sirico vient d’être traduit en français et publié aux éditions Salvator. Limite s’y fait les crocs en apéritif de rentrée.

« Le capitalisme est la composante économique de l’ordre naturel de la liberté ». Le ton est donné. Dès les premières pages de son livre, le père Robert Sirico chausse ses grosses bottines idéologiques pour convaincre le lecteur d’une idée fondamentale : la liberté humaine ne peut se concevoir sans la liberté économique, et la liberté économique ne peut être garantie en dehors du capitalisme libéral. Vous voulez être libre ? Accumulez, capitalisez, investissez. Vous n’en avez pas les moyens ? Sirico a la solution miracle : « Vous devriez suivre une formation supplémentaire, aller vivre dans une autre région, ou accepter un travail plus fatigant. » Va bosser plus, connard, ou dégage s’il le faut. Père Sirico, vous qui semblez faire de la propriété privée le ciment de la dignité humaine, n’êtes-vous pas l’un des représentants sur terre de celui qui nous a dit d’abandonner nos richesses pour mieux le suivre ?

La liberté de quelques-uns

Robert Sirico est certainement un homme profondément investi du désir de participer à l’avènement d’une société plus juste. Défenseur de l’idée kantienne selon laquelle un homme ne peut être contraint à faire le bien mais doit y consentir librement, il estime que la liberté économique, basée sur le libre-échange et l’absence de contraintes imposées par l’État, est une condition nécessaire pour l’avènement d’une authentique justice sociale. Il semble oublier pourtant qu’il ne suffit pas de dire à une personne « tu es libre » pour qu’elle le soit, surtout lorsqu’il s’agit de liberté économique. Le libéralisme économique engendre un marché où la loi du plus fort s’impose et où la personne n’est valorisée qu’à travers ce qu’elle possède. La liberté prétendument innée de tout un chacun s’y efface au profit d’une liberté acquise par ceux qui en ont l’opportunité. Pas pour Sirico visiblement. Après tout, « tout comme un employé est libre de quitter un employeur à tout moment, un employeur est également libre de décider s’il va continuer à verser un salaire en échange d’un travail ». Au temps pour moi, j’ai pas de famille à nourrir.

Entre ici, Amazon, avec ton terrible cortège !

D’un point de vue moral, Sirico déplore un relativisme matérialiste croissant. Mon Père, sérieusement, vous vous réjouissez pendant presque 300 pages de la prodigieuse dialectique entre offre et demande qui permet d’adapter le produit au désir du consommateur, puis vous flattez Amazon qui, selon vos termes, « n’est pas devenu l’un des plus grands expéditeurs de cadeaux de Noël en plaçant du charbon dans les paquets des gens » (Merry Christmas !), et ensuite vous critiquez l’absence d’une morale commune ? Pourtant le libéralisme, qu’il soit culturel ou économique, repose sur l’idée même qu’une certaine conception du bien ne peut venir interférer dans les relations humaines, sous peine d’engendrer des conflits. Il n’est pas un outil que l’on pourrait soumettre à une conscience commune de ce qui est juste en soi, mais bien un système autonome qui exclut le concept de vertu comme action posée en fonction d’une loi morale. Père Sirico, vous qui affirmez haut et fort qu’ « avec le marché, tout le monde gagne », vous ne pouvez nier, au sein de votre modèle de pensée, la terrible primauté de la loi du marché sur la loi divine. Vous le savez, et l’admettez vous-même, que « tous les vices de l’homme se reflèteront sur les marchés qu’il crée ».

Don’t even talk to me about ecology

La soumission aux initiatives individuelles qui s’épanouissent sans guide à l’action n’est pas le seul prix à payer pour l’économiste libéral. Sirico est contraint d’éluder le défi écologique, et sombre dans une rhétorique sceptique quant à l’impact de l’être humain sur l’environnement, puisque, dans sa logique, c’est la production illimitée de biens qui doit nous permettre de faire advenir l’impossible utopie dont il est le défenseur. Apparemment, pour certains, la planète n’est pas plus en danger que ça : « L’augmentation de la consommation d’énergie induite par l’augmentation de la productivité (grâce au tracteur par exemple) a effectivement accru les émissions de gaz à effet de serre. Mais le progrès technologique qui a suivi (des moteurs à plus basse consommation de carburant ou les sources d’énergie alternative) a permis de réduire ces effets. » Moi qui m’inquiétais pour rien.

God saves America

Le plus terrible dans ce livre est en définitive la tentative latente d’une réconciliation entre le message des évangiles et les thèses éculées de l’auteur. Or, jusqu’à preuve du contraire, il semble y avoir un décalage évident entre la justice telle que la conçoit Sirico et celle de Dieu. Pour le premier, les personnes sont en effet traitées de façon injuste lorsque « l’on prend à celui qui a travaillé et produit un surplus de richesse, et que l’on donne à ceux qui ont moins produit ». De son côté, Marie (qui s’y connaît) dit de Dieu qu’« Il a rassasié de biens les affamés, et Il a renvoyé les riches à vide ». Il est évidemment stupide d’essayer de déduire des évangiles des conclusions économiques, et de demander à Jésus, qui s’est émerveillé du denier de la veuve, d’être admiratif devant l’efficience d’Apple. Il demeure qu’avec des affirmations du type « là (…) où le libre marché existe, les ressources productives afflueront plus naturellement dans la direction des personnes les plus à même d’en prendre soin et de les utiliser pour servir les autres », vous n’êtes pas chrétien, Père Sirico, mais darwiniste. Qu’essayez-vous de réconcilier au juste ? La morale catholique et le capitalisme libéral, ou les actionnaires aveugles et leurs consciences mises à mal par les récentes affirmations du pape François ?