Le lundi 19 novembre, Carlos Ghosn, alors PDG de l’alliance Renaut-Missan-Mitsubishi, est arrêté par la police japonaise, soupçonné d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale. On apprend, au fil des révélations subtilement distillées par le pouvoir japonais dans la presse, que celui qui dominait le jeu du secteur automobile mondial faisait peu de cas des lois nationales et de la décence élémentaire qui incombe à tout dirigeant d’entreprise. La plupart des médias ont traité cette affaire comme un fait divers, où la description des conditions honteuses de détention de l’ex-PDG et la question de l’avenir de la superstructure automobile avaient une place de choix.

Il n’y a aucun intérêt à ergoter sur la chute d’un individu qui se serait laissé aller à commenter les stratégies industrielles, on ne doute guère que les intérêts supérieurs de la rentabilité et de la productivité seront respectés. À l’opposé de la thèse d’une dérive individuelle, l’affaire Ghosn témoigne d’un système dont l’ex-triple PDG est une image fidèle.

La méthode Ghosn

Carlos Ghosn est célèbre, mythique ; c’est une grande figure du capitalisme mondial, « un des héros de la France à l’étranger » pour l’éditorialiste Christophe Barbier. Lorsqu’il prend la direction de Nissan en 2000, la marque japonaise est en mauvaise posture. Il lui applique alors un plan drastique d’économies structurelles et en trois ans multiplie par trois les résultats d’exploitation. Il devient une star dans un Japon si méfiant à l’égard des étrangers. Une résurrection pour le constructeur selon les commentateurs ahuris de l’époque, qui sanctifient un véritable « cost-killer ». Son « Nissan revival plan » est inspiré par une méthode déjà promue chez Renault en 1996. Dès son arrivée chez le constructeur français, il avait proposé la fermeture de trois usines, provoquant l’ire de Jacques Chirac. De manière générale, Ghosn exècre les présidents français, il tente d’ailleurs à chaque transition présidentielle, entre Chirac et Sarkozy puis entre Sarkozy et Hollande, de racheter les parts de l’État dans Renault. Pour la rock-star, les États-nations ne sont que des parasites conservateurs qui s’opposent aux restructurations, délocalisations et autres nécessités de la rentabilisation.

Pour la rock-star, les États-nations ne sont que des parasites conservateurs qui s’opposent aux restructurations, délocalisations et autres nécessités de la rentabilisation.

Tout comme il n’accorde guère d’importance aux États, Ghosn semble étranger à toute notion de proportion et de mesure. Un chiffre permet de constater, sans même parler des abus de biens sociaux, la cupidité de l’homme. Alors qu’entre 2009 et 2016, les rémunérations du CAC 40 ont augmenté de 46 %, le salaire de Ghosn à la tête de Renault décolle de 469 %. En tout, pour sa triple casquette, il touche 16 millions d’euros par an, soit autant que 850 personnes au SMIC réunies. Une somme si astronomique que même le président du MEDEF la juge excessive en 2016, lorsque l’assemblée générale des actionnaires de Renault vote contre la rémunération du PDG. Un vote consultatif dont le Ghosn s’affranchit. Exilé fiscal depuis 2012 pour échapper à l’ISF français, le Brésilo-franco-libanais aurait dissimulé pas moins de 70 millions d’euros de revenus chez Nissan au fisc japonais entre 2010 et 2018. Une démesure à la hauteur du conglomérat démiurgique qu’il dirigeait.

Des structures productives inhumaines

La méthode Ghosn, s’attacher à réduire chaque coût au niveau du groupe pour augmenter les marges, pourrait apparaitre en contradiction avec cette absence de scrupule à dépenser largement de quoi satisfaire des caprices de milliardaire. Au contraire, ce sont des pratiques à la mesure du pouvoir conféré à Ghosn, qui n’a pas deux facettes à l’image d’un Docteur Jekyll et Mr Hyde comme l’ont allègrement commenté les éditorialistes, friands de ces gentilles métaphores, mais une seule, celle du capitalisme débridé. Pour l’ex-triple PDG, les traitements de choc sont la méthode la plus efficace pour diriger les multinationales, ces entreprises de la mondialisation qui reposent sur les épaules de leurs actionnaires. Des convictions qui font peu de cas des salariés, variables sur lesquelles on peut capitaliser ou économiser, selon la conjoncture. Un peuple de travailleurs considéré comme un coût à tuer, un problème à résoudre au plus vite ; le service communication se chargeant du « service après licenciement » auprès de gouvernements pieds et poings liés face à ces gigantesques pourvoyeurs d’emplois. La structure d’un groupe mondial détruit tout lien entre les hommes qui œuvrent au sein de l’entreprise. Elle déresponsabilise les dirigeants, qui peuvent sans remords adopter des comportements inhumains puisqu’ils n’ont aucune sorte de contact réel avec celles et ceux qui s’éreintent dans leurs usines. 4 000 emplois supprimés en France en 2008 chez Renault en prévision d’une crise que le génie Ghosn anticipe. Plusieurs suicidés dans ces mêmes années au technocentre de Guyancourt, où les employés sous-traitants sont surmenés et les cadres soumis à de lourdes pressions. Des méthodes intrinsèquement liées à la structure de cette alliance, transnationale, mondiale, déracinée, boursière.

Des convictions qui font peu de cas des salariés (…) Un peuple de travailleurs considéré comme un coût à tuer, un problème à résoudre au plus vite ; le service communication se chargeant du « service après licenciement » auprès de gouvernements

La financiarisation des groupes et leur perpétuel agrandissement sont les deux forces qui déshumanisent la production. Leur objectif ? Croissance du chiffre d’affaires. Un modèle fondé sur l’illimité dont les lecteurs de Limite savent à quel point il est anachronique puisqu’il s’inscrit dans un monde fini dont les écosystèmes humains et naturels tendent à disparaitre. Contre Ghosn et son monde, l’alternative responsable s’incarne dans des structures simples et locales, des entreprises à taille humaine, dirigées par les employés eux-mêmes réunis en Scop ou par des patrons responsables, qui ont à cœur de protéger leurs employés tout en répartissant justement la richesse produite plutôt que de chercher le profit à tout prix. Pour les secteurs industriels où une taille organisationnelle importante est impérative, comme l’énergie, l’État doit toujours être le garant de l’emploi. Emmanuel Macron, qui a beau jeu de critiquer Ghosn, est pourtant un as en dilapidation d’entreprises stratégiques nationales. Souvenons-nous de ce jour où il signa le décret de vente de la branche énergies d’Alstom à General Electrics, revenant sur la bataille menée par son prédécesseur au ministère de l’Économie, Arnaud Montebourg. Les travailleurs licenciés depuis s’en souviendront, eux, longtemps.