Le libéralisme n’est si solidement ancré dans nos vies que parce qu’il nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Frédéric Dufoing démonte pour nous ces prétendues évidences. Nouvelle entrée de ce bêtisier libéral : la vie privée.

Si l’on définit la vie privée comme la capacité pour chaque personne de donner ou non des informations quand elle le veut, où elle le veut, comme elle le veut, dans un but spécifique et à qui elle veut, de contrôler ou à tout le moins de savoir ce qui est susceptible d’être fait des informations données, de préserver son anonymat, d’assurer son oubli et de mentir, c’est-à-dire de mettre un distance, une barrière entre son monde intérieur et le monde extérieur, alors le libéralisme est, loin devant l’Église catholique avec ses confessions et ses tribunaux inquisitoires, loin devant les régimes totalitaires, avec leurs flics, leurs dossiers et leurs lettres de dénonciation, le régime politique le plus nuisible qui ait jamais existé concernant la protection de cette vie privée.

Le libéralisme est, loin devant l’Église catholique avec ses confessions et ses tribunaux inquisitoires, loin devant les régimes totalitaires, avec leurs flics, leurs dossiers et leurs lettres de dénonciation, le régime politique le plus nuisible qui ait jamais existé concernant la protection de cette vie privée.

A priori, on pourrait croire le contraire : dans le sillage de la célèbre distinction entre Anciens et Modernes, opérée par Benjamin Constant, les libéraux prétendent avoir permis voire inventé la société civile, et donc se targuent de défendre l’un des attributs essentiels des individus qui la composent : la vie privée. Ils n’ont cependant jamais pris le temps de définir ce concept dans lequel ils rangent en vrac un ensemble de droits et de garanties censés lui donner corps : la liberté religieuse, d’opinion, d’expression, de circulation, d’enseignement, de contractualisation, d’usage et d’abus de ses biens, la protection du domicile et du courrier, le doux commerce, etc., en somme, tout ce qui, une fois entravé, bridé, gêne d’une manière ou d’une autre la liberté économique. Et c’est là que le bât blesse : brutale et hâbleuse chez les libéraux anglo-saxons, honteuses mais néanmoins omniprésente chez les libéraux français, la liberté économique prime sur toute autre considération. Pour que le riche soit libre d’investir, il faut que sa richesse soit légitime : elle l’est par la possibilité hautement improbable que n’importe quel pauvre puisse y accéder et par un discours justificateur qui, quoiqu’il ait très clairement évolué, exige et implique l’abolition de la vie privée. On le voit si l’on considère l’époque du libéralisme darwinien ou victorien qui accompagna l’industrialisme. Il s’accommoda fort bien de toutes les entraves étatiques ou autres aux principes régissant cette même vie privée, si elles pouvaient permettre de justifier par la nature et la vertu la hiérarchie sociale : que d’informations et d’institutions de collectes de statistiques, d’instauration de mesures hygiénistes et de contrôle des mœurs pour enraciner la pauvreté des prolétaires dans leur immoralisme, dans leur nature intrinsèque, dans leur bio-psychologie de non-possédants, et donc – exactement comme on le fit dans les colonies –  pour rejeter la faute de leur situation sur eux-mêmes, les victimes (un vieux biais cognitif très activé au travers de divers sophismes), plutôt que sur les bénéficiaires du rapport de force. Il en reste encore quelque chose aujourd’hui, notamment dans le contrôle (et l’humiliation administrative) des chômeurs, dans la volonté de savoir, en entrant dans leur domicile et en vérifiant le nombre de brosses à dents qui traînent dans la salle de bain, s’ils ne vivent pas avec quelqu’un, ce qui justifierait une baisse de leurs allocations.

Il en reste encore quelque chose aujourd’hui, notamment dans le contrôle (et l’humiliation administrative) des chômeurs, dans la volonté de savoir, en entrant dans leur domicile et en vérifiant le nombre de brosses à dents qui traînent dans la salle de bain, s’ils ne vivent pas avec quelqu’un, ce qui justifierait une baisse de leurs allocations.

Ces atteintes finalement collectives, grossières, à la vie privée, sont bénignes si l’on considère celles que le libéralisme consumériste a permis, favorisé, développé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, au point que les riches – mais pas leurs comptes bancaires offshores, que l’on se rassure ! –  sont eux aussi touchés. La société de consommation, on le sait depuis Guy Debord et Jean-Pierre Dupuy, c’est un spectacle, un Versailles universel, vulgaire, spéculaire, sans roi Soleil, où, par la publicité, les actualités, l’omniprésence des images et des écrans, les rituels de grands magasins et de shopping malls, le discours incessant sur le confort confondu avec le bien-être, tout le monde se jauge, se compare, s’envie et surtout se classe. Or ce spectacle n’est pas extérieur à ceux à qui il est destiné : ils y participent, ils en sont mêmes les produits ; ils sont des collecteurs et des diffuseurs d’informations qui vendent et achètent non pas tant des objets ou des services que les valeurs et les connotations sociales qu’ils portent, transmettent. Et ils l’étaient déjà bien avant internet, les mobiles et les tablettes. Ce petit jeu d’imitations spéculaires  (dont la psychologie sociale a d’ailleurs analysé les tenants et aboutissants avec les phénomènes de preuve sociale, de stratégies des individu pour se donner une identité au sein et par des groupes, etc.) était déjà compris dans le projet initial des penseurs libéraux comme Hume et Smith. On a tendance à oublier que nombre de penseurs premiers du libéralisme, issus des Lumières écossaises, étaient des éthiciens et qu’ils considéraient la morale comme basée sur l’empathie, l’observation empirique et la capacité d’imitation des individus (c’est-à-dire la rationalité par le conformisme). Et le père fondateur du libéralisme, Bernard de Mandeville, ne dit rien d’autre dans sa fameuse Fable des abeilles…  

La vie privée (ou le monde intérieur, comme disait Bernanos) est littéralement une impossibilité en régime libéral.

Aussi, la vie privée (ou le monde intérieur, comme disait Bernanos) est littéralement une impossibilité en régime libéral, pour deux raisons : la première c’est que le libéralisme nécessite une complète, une permanente diffusion et remise à jour des prix et des valeurs attachées aux produits, c’est-à-dire de ce que sont (relativement, les uns pour les autres) les gens qui les consomment ; la deuxième, c’est qu’il doit favoriser la production de tout (technologies, institutions, pratiques, rituels) ce qui permet cette diffusion, valorisée comme un bien en soi, une vertu – ce qui n’implique du reste pas l’hétérogénéité, mais plutôt la standardisation. Contrairement à lui, et comme on le voit en Corée du Nord, le totalitarisme n’a aucun intérêt à la diffusion individuelle donc exponentielle des informations ; il y a en lui une volonté et une nécessité de juguler et de cloisonner les informations. Nul doute que le totalitarisme n’en est que plus meurtrier ; mais le libéralisme n’est-il pas pour sa part, le plus destructeur et surtout le plus déshumanisant des régimes ?