Le libéralisme n’est si solidement ancré dans nos vies que parce qu’il nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Frédéric Dufoing démonte pour nous ces prétendues évidences. Nouvelle entrée de ce bêtisier libéral : le travail.

Les libéraux adorent le travail. D’ailleurs, ils ne cessent de dire qu’ils veulent le « revaloriser ». Ainsi détaxent-ils les heures supplémentaires pour rendre leur argent « aux plus courageux » ou « aux plus méritants » ; ainsi baissent-ils les impôts « sur le travail », c’est-à-dire généralement les cotisations patronales, pour rendre les engagements plus faciles et les produits plus compétitifs, ce qui, augmentant les revenus de l’entreprise, incite celle-ci à investir davantage donc à engager (c’est le ruissellement dans sa version micro-magique); ainsi baissent-ils les revenus de substitution au travail, comme les allocations de chômage, puisqu’ils sont donnés à des paresseux et que, c’est bien connu depuis Saint Paul – la sainte Margaret Thatcher l’avait d’ailleurs éhontément rappelé  : « celui qui ne travaille pas ne mange pas ».

Bien sûr, il ne leur vient pas à l’esprit que les gens qui font des heures supplémentaires y sont la plupart du temps obligés parce que leur salaire horaire est trop bas, autrement dit parce que leur travail n’est pas valorisé, apprécié à sa juste valeur, et que, donc, les faire « travailler plus pour gagner plus », comme disait l’illustre Sarkozy, c’est l’opposé d’une revalorisation du travail : c’est une insulte au travailleur. Au chômeur aussi, puisque les heures qu’il aurait pu prester le seront par quelqu’un qui a déjà un travail…

Bien sûr, il ne leur vient pas à l’esprit que les gens qui font des heures supplémentaires y sont la plupart du temps obligés parce que leur salaire horaire est trop bas, autrement dit parce que leur travail n’est pas valorisé.

Il ne leur vient pas non plus à l’esprit que réduire les cotisations patronales, ce n’est pas valoriser le travail, mais bien le capital. Car ce qui distingue le ou les propriétaires d’une entreprise des gens qui y travaillent comme employés, c’est précisément que les premiers sont propriétaires (en l’occurrence des fameux « moyens de production ») et qu’à ce titre, tout frais déduits, ils empochent les bénéfices, alors que les seconds voient ce que rapporte leur travail amputé par ces mêmes propriétaires sous prétexte que ceux-ci leur prêtent les outils (l’entreprise comme personne morale, les matériaux, locaux, etc.). La baisse des cotisations patronales est donc un cadeau fait aux propriétaires d’entreprises, pas aux travailleurs (d’autant que ces cotisations servent généralement à payer les aides sociales ou les soins de santé dont ils sont les principaux bénéficiaires), au capital, pas au travail. Il est vrai que les libéraux ont la furieuse tendance de confondre l’un et l’autre. C’est particulièrement criant quand ils vous affirment haut et fort que ce qui fait tourner une économie, c’est « l’initiative », la « prise de risque » non pas de l’ouvrier qui grimpe sur un toît, de la technicienne de surface qui trempe ses mains dans les produits cancérigènes ou du pompier qui fonce dans un incendie, mais du patron ou des actionnaires (ou, en aval, de la banque) qui ont l’idée d’une entreprise, l’audace d’y investir un capital et la témérité d’y mettre des gens au travail. Car un mur, vous expliquera sans rire un libéral, n’est pas fait par les maçons, mais par celui qui leur prête les truelles, le ciment, les briques et les clients démarchés. Le travail à revaloriser, c’est le concept du travail, et le résultat du travail, certainement pas ceux qui font le travail.  Eux, ce sont les gens de rien dont parlait le missionnaire Macron : une variable d’ajustement si l’on ne peut pas jouer sur les matières premières ou la monnaie. Ainsi, dans le droit fil de cette logique, puisqu’un fonctionnaire n’existe que par l’impôt pris sur le travail, il n’est pas vraiment un travailleur. Puisque un policier qui a arrêté un voleur n’est pas animé par le capital privé, il ne travaille pas. Puisque l’instituteur qui apprend à un gosse à écrire n’est pas à son compte, il est inutile. Mieux : une mère  de famille qui cuisine des plats diététiques pour ses enfants, les lavent, les soigne, fait le ménage, etc., ne rapporte pas d’argent à un capital quelconque… Hé bien, voyez-vous, elle ne travaille pas. Pourquoi dès lors lui donnerait-on une retraite ?

Car un mur, vous expliquera sans rire un libéral, n’est pas fait par les maçons, mais par celui qui leur prête les truelles, le ciment, les briques et les clients démarchés.

Quant aux chômeurs, ce n’est pas parce que leur entreprise s’est écroulée dans un système concurrentiel où les compagnies payant moins leurs employés ont gobé le marché, que les actionnaires veulent des bénéfices à court terme, qu’un robot ou qu’une processus automatisé les a remplacés, qu’une maladie les a terrassés, que personne ne veut de ce qu’ils ont appris, qu’ils sont trop nombreux dans leur filière ou que les consommateurs ne veulent ou ne peuvent acheter ce qu’ils produisent qu’ils sont chômeurs : c’est parce qu’ils sont paresseux. C’est un vieux biais cognitif et un sophisme très utilisé : les actions négatives de ceux que l’on n’aime pas sont toujours d’origine interne (c’est dans la nature du chômeur d’être paresseux); les positives d’origine externe (ce que le travailleur fait de bien lui vient du fait qu’un patron lui permet de le faire). À l’inverse, les raisons des actions positives de celui que l’on aime sont toujours internes (les patrons sont audacieux, pas veinards ou favorisés par les banques ou l’héritage familial), celles des actions négatives, externes (l’entreprise se casse la figure ou ne se développe pas à cause des syndicats, des cotisations patronales, du manque de compétitivité, etc.)

En fait, si les libéraux valorisaient vraiment le travail – et les travailleurs -, alors il les laisserait s’organiser eux-mêmes : chaque artisan serait son propre patron, chaque entreprise serait gérée par l’ensemble de ceux qui y travaillent, et le capital serait collecté et redistribué par les uns et les autres. Mais ça, ce n’est ni Smith ni Hayek qui le proposent, c’est Proudhon et Gorz, et  ça s’appelle l’anarchisme.