Dans le dernier numéro nous publions un entretien fleuve avec François Bégaudeau. Sur le site, en trois parties, nous vous partageons ses meilleurs passages. Aujourd’hui, Michéa et la common decency.Pour Bégaudeau, cette décence ordinaire est un fantasme de néo-orwelliens. Il émet l’hypothèse que Michéa la défend par nostalgie du « peuple du Parti Communiste » qu’il a connu dans sa jeunesse.

– Passons aux questions qui fâchent. Il y a un concept qui permet d’unifier ces classes entre elles, celui de Décence commune, forgé par Orwell et repris par Jean-Claude Michéa. Le journaliste Kévin Boucaud- Victoire le résume ainsi, dans son Orwell, écrivain des gens ordinaires (éd. Première Partie, 2018). « Ce sentiment moral n’est pas synonyme de bonté naturelle comme dans le mythe du bon sauvage, ni un ensemble de vertus théoriques ou fantasmées qui tombent du ciel. Au contraire, la common decency orwellienne provient de la pratique ordinaire de l’entraide, de la confiance mutuelle et des liens sociaux minimaux mais fondamentaux. La décence des classes populaires est donc issue de la banalité de leur quotidien tandis que les classes supérieures se caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination… » De ton côté, tu as pris la plume pour dénoncer ce que tu considères comme de la fumisterie. Tu as des propos assez virulents à l’encontre de Jean-Claude Michéa. Peux-tu ici éclairer ces divergences?

Je sais que je parle à des néoorweliens… Déjà ce n’est pas donné à tout écrivain de produire des « néo ». Il n’y a pas de néobecketiens; à mon grand dam car je suis plus Becket qu’Orwell. Pour rentrer dans le vif du sujet: je ne comprends pas cet attachement à ce concept qui ne tient pas la route. En fait, aux solidarités que vous décrivez, vous les orweliens, on peut opposer énormément de contre-exemples. J’ai grandi en Vendée, je vois bien ce que c’est que la solidarité villageoise, qui effectivement n’est pas la bonté naturelle, je vois très bien ce que c’est, c’est l’idée que nous sommes pris dans une espèce de tout organique commun qui fait qu’effectivement, si ta grange brûle; je t’héberge mais parce qu’un jour ma grange brûlera, parce qu’on est pris dans le même écosystème. Mais c’est la même chose qui faisait que quand une femme découchait, elle était mal vue. Et combien de paysans j’ai vu se péter la tête entre eux, des petits paysans, pas des gros de la FnSEA, se jeter des pierres? Pour moi le village était truffé de conflictualité comme ça, dont on ne savait jamais l’origine d’ailleurs. Ça m’amuse beaucoup la petite chronique villageoise, qui veut que les Bidots détestassent les Martineaux, mais pourquoi maman? Parce que c’est comme ça, des histoires de terres etc. j’étais encore en Mayenne il y a quelques jours, un petit paysan me disait le plus grand mal de son voisin qui jetait des sorts sur son troupeau… non, vraiment, je n’y crois pas.

-Alors d’où vient cette idée de solidarité naturelle ?

Michel Onfray en a donné la clef, il a dit une chose très juste pour une fois. En fait cette solidarité-là, décrite par Orwell et reprise par Michéa, c’est le peuple du Parti Communiste. C’est exactement ça. Oui, le Parti communiste a inventé une sorte d’aristocratie ouvrière et dans cette frange qui a inondé la société s’est développée une espèce de contre-monde, de contre-culture, tout à fait logique, très émancipatrice par ailleurs, très cultivée où il y avait énormément d’entraide, de camaraderie selon l’expression consacrée, mais c’est tout. Et le reste du temps il y avait tous les ouvriers qui étaient des jaunes, des salopards, des fachos et qui n’aimaient pas les communistes, qui n’étaient pas très common decency, cette décence censée être attachée organiquement aux classes populaires. Voilà. Pourquoi ne pas dire les choses en fait? Parce que factuellement, c’est bien ça qui s’est passé. Et c’est de ça que parle Orwell en tant que socialiste. Des mineurs, des corporations, notamment ouvrières bien sûr. Mais en prison aussi il y a ça aussi. Il y a tout de suite des effets de solidarité, – et il y a aussi l’inverse – un code qui va se mettre en place, pour dire « on ne fait pas ça » etc.

Alors pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Dès qu’on parle de common decency attachée aux classes populaires, alors on se condamne à être dans une espèce de flottement, qui est quand même nié par énormément de faits concrets. En fait, je ne comprends pas pourquoi vous tenez tant à ce concept.

– Il faudrait faire une psychanalyse…

Je suis d’accord. De Michéa notamment.

– Pour comprendre la mécanique psychologique qui conduit à l’usage de ce concept, il faut se mettre à la place d’une personne issue d’un milieu modeste qui débarque dans un autre milieu. Ce qui est le cas de nombreux Orwelliens. C’est rassurant de se dire que les classes laborieuses, contrairement aux bourgeoises, ont un réflexe collectiviste, qu’elles peuvent s’organiser etc. En un mot, c’est rassurant…

Alors là, je suis très content : tu es d’une grande honnêteté intellectuelle… Parce que je me suis toujours dit que c’était de cet ordre-là. Qu’on avait plutôt affaire à un vouloir être qu’à de l’être. Et que c’était ce qu’on appelle une fable. Ou en tout cas une espèce d’auto persuasion. Et je pense qu’il y a chez Michéa une nostalgie de sa propre enfance parmi le PC. Je n’ai pas cette nostalgie-là. Mon père était plus discret, je n’étais pas celui qu’on envoyait dans les manifs sur les épaules de son père. Pour moi qui suis nietzschéen, je pense qu’on ne peut pas produire ces fables, ce n’est pas sérieux. Et je crois qu’en plus c’est contre-productif du point de vue des luttes.

[Cet entretien est paru en intégralité dans le 15ème numéro]


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Paul Piccarreta