Kévin Victoire, cofondateur de la revue le Comptoir, et chroniqueur à Limite, vient de faire paraître « La Guerre des gauches » (Éditions du Cerf). Un livre érudit mais agréablement pédagogique sur l’histoire de la gauche (et de ses sous-familles) de son origine à aujourd’hui. Avec nous, il revient sur son parcours et ce qui a motivé l’écriture de son premier livre.


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Tu te revendiques d’une gauche alternative, d’inspiration anarchiste, mais aussi chrétienne. Question : comment fais-tu pour concilier ta foi avec la tradition antichrétienne de la gauche française ?

Je ne me réclame pas d’une gauche d’inspiration chrétienne, je suis chrétien. Je sépare engagement politique et convictions religieuses, même s’il me serait impossible de défendre politiquement quelque chose qui va à l’encontre de ma foi.

Bien que très laïque, voire laïciste, la gauche française n’a pas forcément exclu les chrétiens. De Pierre Leroux à Jean Jaurès, en passant par Jacques Ellul – une référence majeure pour moi –, Etienne Cabet ou Jacques Roux, il y a toujours eu des militants de gauche influencés par le christianisme. Sans parler du rôle des chrétiens de gauche dans ce qu’on a appelé la « deuxième gauche », qui regroupait notamment le PSU et la CFDT, mouvement réellement anticapitaliste, antiautoritaire, anticolonialiste et autogestionnaire, qui a mal tourné.

A titre personnel, je dirais que le message du Christ possède une radicalité souvent insoupçonnée contre les puissances de l’Argent (« Nul ne peut servir deux maitres; car, ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre : vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » Matthieu 6, verset 24), contre l’avidité (« Car que profiterait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il fait la perte de son âme ? Marc 8, verset 36) contre les pouvoirs politiques (je renvoie à l’excellent Anarchie et christianisme publié par Ellul en 1988, année de ma naissance). De plus, le message de Jésus est un message de partage et de solidarité. En fait, j’étais prédisposé à devenir un « anarchiste conservateur ».

Tu as grandi dans le 9.3, et tu es d’origine martiniquaise. Tu n’es pourtant pas du genre à t’être inféodé à la propagande antiraciste. En fait, comment tu fais pour t’y retrouver socialement ?

En réalité, j’ai grandi en banlieue, mais dans le 77 et dans le 95, avant de vivre deux ans en Guyane (où j’ai obtenu mon bac) et de revenir dans le 9.3., où je vis depuis onze ans maintenant. Cette expérience m’a surtout permis de vouer une haine à l’égard des injustices, notamment sociales. Concernant l’antiracisme, ma critique va contre l’« antiracisme de spectacle », qui a surtout manipulé les « minorités » à des fins électorales,  les a dépossédé de leur existence (c’est l’un des rôles du « spectacle » analysé par Guy Debord), afin de ne pas toucher aux structures de la société et aux rapports hiérarchiques, qui sont aussi néfastes au jeune de banlieue noir ou arabe, qu’à l’ouvrier blanc du périurbain ou à la caissière qui élève ses enfants seule.

Tu as fait des études d’économie, puis tu t’es retrouvé à bosser dans une banque…

UKSt0cMoSix mois de stage à Natixis et un an de CDD à la Banque postale. Je n’y ai retiré aucun plaisir et ma rémunération était plus proche de celle du Français moyen que d’Emmanuel Macron chez Rothschild. Mais bon, quand on n’est pas rentier, faut bien trouver un moyen de bouffer et payer les factures. Et quand on est diplômé en économie et qu’on ne veut pas enseigner, faire une carrière académique ou bosser dans les institutions internationales type FMI, le champ est très restreint. J’ai en fait pris ce que j’ai trouvé et quand j’ai accepté le boulot à la Banque postale, j’étais vraiment en grande difficulté, avec un petit boulot d’intérim qui couvrait tout juste mon loyer. Mais, il n’a jamais été question pour moi d’y faire carrière… Ni de faire carrière tout court.

Qu’est-ce qui te fascine tant dans la Gauche, pour que tu en fasses un livre aussi fouillé ? Ton intention est-elle de la sauver ?

J’aime connaître mon histoire et mes racines, qu’elles soient familiales ou autres. Travailler sur la gauche – ou les gauches – c’est remonter aux sources de ma famille politique. Ensuite, c’est aussi que c’est le bordel depuis que je suis en âge de comprendre quelque chose – à l’époque de la gauche plurielle – je voulais remettre de l’ordre dans tout ça. Et puis je dois avouer que depuis cinq ans au moins, une question m’obsède : est-ce que le clivage gauche-droite, au moins tel qu’il nous est servi, a encore une pertinence ?

Pour obtenir l’adhésion des classes populaires et d’une partie de feu la classe moyenne, la gauche ne devrait-elle pas repenser  une partie de sa métaphysique ? Tous les blocs de la gauche restent fondamentalement progressistes…

En effet, à quelques exceptions près (aujourd’hui représentées par les décroissants, les néo-luddites et les anarcho-primitivistes), la gauche a hérité de Condorcet sa foi dans le Progrès. Pour faire simple, même si les choses se présentent de manière plus complexe dans le marxisme, le Progrès consacre la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l’humanité. L’augmentation du savoir, notamment scientifique, doit entraîner avec elle le progrès technique. Jugé bénéfique pour l’homme, qui n’aura plus à accomplir les tâches les plus fatigantes grâce aux machines, celui-ci doit permettre un accroissement des richesses – rebaptisé depuis « croissance économique » – ainsi qu’une amélioration morale et sociale. De fil en aiguille, les sociétés s’approchent du meilleur des mondes possibles, à la fois prospère et composé d’individus bons. Cette vision linéaire de l’histoire pousse à percevoir comme positif tout accroissement ou toute nouveauté, technique ou sociétale.

Ce n’est pas tant pour obtenir l’adhésion des classes populaires que la gauche alternative doit rompre avec ce que le théoricien anarcho-syndicaliste Georges Sorel nommait « les illusions du progrès », mais c’est pour combattre efficacement le capitalisme. En effet, la croissance économique et le progrès technique sont depuis le XIXe siècle des armes au service des classes possédantes contre les classes exploitées. Ainsi, dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), Simone Weil explique aux marxistes que « le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ». De plus, la technique capitaliste est le principal facteur d’aliénation – concept marxiste essentiel trop souvent oublié – c’est-à-dire de dépossession des individus de leur être.  La question n’est évidemment pas d’être technophobe et de refuser tout progrès technique, mais d’être capable d’analyser de manière réaliste ses conséquences sur la société, en partant du principe qu’aucune technique n’est neutre.

Si on prend la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, devenue première force de gauche et deuxième force politique chez les classes populaires le 23 avril dernier, il y a encore du chemin à faire. Il suffit de jeter un œil au dernier chapitre de L’avenir en commun, programme de Mélenchon à la présidentielle, intitulé « Porter la France aux frontières de l’humanité » pour s’en rendre compte. Le mouvement a cependant réussi à progresser auprès des classes populaires et des classes moyennes déclassées grâce à un discours s’adressant au peuple et non juste à la gauche ou aux « minorités ».

Dans la vie comme dans tes articles, tu uses souvent du vocabulaire révolutionnaire. Mais toi, es-tu réellement prêt à « faire sauter Bruxelles » ?

Plus que jamais ! Alain Madelin, un de nos hommes politiques les plus libéraux, expliquait dans les années 1990 que « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. » Vu que mon but est l’instauration du socialisme pur et dur…

Je vais finir en citant la conclusion de l’excellent Faut-il faire sauter Bruxelles ? de François Ruffin : « Oui, il faut faire sauter Bruxelles. Le quartier européen, évidemment, je veux dire. Vu l’esthétique des bâtiments, un projet pareil devrait recevoir l’onction des habitants – qui apporteront sans doute d’eux-mêmes les explosifs. Une question demeure cependant : avant d’allumer la mèche, faut-il prévenir les eurocrates et faire évacuer le Berlaymont ? »

Dans ta tête, le socialisme réellement existant, ça donne quoi ?

Ça donne tout sauf l’URSS et ses satellites. Ça serait une société qui donne plus d’autonomie à la base (individus et communautés), qui peut collectivement choisir son organisation sociale, ce qu’elle produit – et comment elle le fait – et ce qu’elle consomme, à partir de sa conception du bien et du beau. Il s’agit d’une alliance entre bien commun et défense de l’individu. Mais il y a surtout l’idée d’une société qui repose sur l’entraide et la solidarité, débarrassée de toute exploitation, domination et aliénation, ainsi que du règne du narcissisme et de l’avidité.

Quelle est la dernière chose que tu as changé dans ta vie pour être en conformité avec ce que tu penses ? Quelle est la prochaine que tu aimerais changer ?

J’ai en fait encore tout à faire, comme apprendre à me passer de TV, de smartphone ou de manger de la merde industrielle.

Un conseil musical à écouter pour les 100 prochains jours ?

L’internationale ou La Marseillaise

Et pour le quinquennat qui vient ?

« Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? »  de NTM.

Le dernier livre que tu as lu et qui t’a marqué ? Et que tu recommandes aux lecteurs de Limite…

2Pac : Me Against The World de Maxime Delcourt, la biographie du rappeur 2Pac publiée l’an dernier. Sinon, il y a aussi Radicalisons-nous de Gaultier Bès, qui m’a plu et devrait aussi plaire aux lecteurs !

Paul Piccarreta