Le gouvernement a lancé ce lundi la réforme très sensible de la SNCF. Henri de Montety nous donne son point de vue sur ce que révèle la marche actuelle de nos chemins de fer.

 

De récentes interruptions de trafic à la gare de Montparnasse puis à la gare Saint-Lazare ont attiré lattention sur la désorganisation qui prévaut à la SNCF. En matière de gestion, la situation en province nest pas plus enviable. En Aquitaine, par exemple, le taux de régularité de la liaison Bordeaux-Périgueux est denviron 80% (un train sur cinq en retard).

Depuis quelques temps, la SNCF communique sur ses problèmes. Des moniteurs ont été installés dans la moindre gare de campagne : on peut lire que tel ou tel train est en retard en raison dune « sortie tardive du dépôt » ou de « labsence inopinée dun agent ». Cela ressemble à une thérapie dont on se demande si elle a été conseillée par un maître de la communication ou par un expert des flux frustré. Ces événements ne semblent pas devoir entrer dans la catégorie des événements imprévisibles, à moins que le champ de vision de la SNCF se soit singulièrement rétréci. En une seule semaine (du 11 au 15 décembre) : à deux reprises, le train du matin a été annulé qui arrive à Périgueux à 7h30. Mesure-t-on, non seulement le désagrément, mais aussi la défiance occasionnée à légard de la SNCF et des institutions publiques en général ? Autre effet collatéral : sur le moral des employés. Naguère, ils étaient des cheminots, des hommes fiers dappartenir à une machine, certes, largement mécanisée, mais efficace et utile. Ils sont devenus les agents dune organisation bavarde et irritante.

Mesure-t-on, non seulement le désagrément, mais aussi la défiance occasionnée à légard de la SNCF et des institutions publiques en général ?

Il y a quelques temps, jai lu dun bout à lautre une brochure que la CGT avait déposée dans les wagons à lattention des voyageurs. En une vingtaine de pages, elle détaillait les errements de la SNCF depuis plusieurs dizaines dannées. La division de lentreprise en réseau et en activités distinctes, source de doublons ; la sous-traitance généralisée, de dysfonctionnements ; les investissements à létranger, déparpillement des ressources ; le désengagement de lÉtat, dendettement et daffolement ; la création de filiales concurrentes (lautobus), de perte de revenus et surtout de fermetures de lignes en raison de leffet-cliquet très sensible dans le transport ferroviaire. Inutile dêtre aussi réactionnaire quun syndicaliste CGT pour se demander si lobjectif de la direction nest pas de mettre sa propre entreprise à genoux. Et pourquoi ? Les normes européennes de la concurrence, le grand dessein de la privatisation qui suivra inévitablement la failliteVaste sujet. Du reste, la langue dans laquelle sexprimait le rédacteur était dune grande pureté, rare dans la littérature actuelle et certainement peu comparable au jargon des services de communication de la SNCF, capables de concocter des expressions aussi ineptes que « salade fraîcheur » et de remplacer le nom du site voyages-sncf par oui-sncf (au prix, dit-on, de la mobilisation dune équipe de 550 personnes pendant six mois pour contrôler les effets indésirables du changement de nom dans les coins et recoins de la toile internet).

Le malheureux qui na pas de smartphone sera bientôt dans limpossibilité de prendre le train. Ou alors, il peut se rendre à la gare, au hasard, et attendre quun train passe. 

Il est devenu ordinaire de critiquer la SNCF. Les raisons ne manquent pas (novlangue, mirage numérique, opacité des tarifs). Et surtout manquements à la mission principale : par exemple, il faut changer deux fois sur une jonction aussi banale que Bordeaux-Lyon. Manquement accessoire : il est désormais impossible dobtenir des fiches horaires. Depuis le mois de septembre, les horaires de la ligne Bordeaux-Périgueux ont été modifiés à deux reprises. La première fois, le chef de gare distribuait parcimonieusement des photocopies. Dorénavant, il oriente avec lassitude le voyageur vers le site internet. Utilisez votre smartphone, dit-il. Là, paraît-il, on peut se renseigner sur les changements dhoraire et sur les retards, sans doute aussi sur les annulations. Dailleurs, quel smartphone ? Le malheureux qui na pas de smartphone sera bientôt dans limpossibilité de prendre le train. Ou alors, il peut se rendre à la gare, au hasard, et attendre quun train passe. Cest peut-être ainsi que cela se pratique dans certaines parties de lAfrique où les « repats » nont pas encore imposé le mode de vie occidental. On pourrait aussi penser au Moyen âge, sil y avait eu des trains au Moyen âge.

Lexactitude des trains, si lon y pense bien, est le symbole même de la modernité, le paradigme de lefficacité mécanique et sociale.

Finalement, cest la modernité qui se délite sous nos yeux. La modernité, cétaient les trains qui arrivaient à lheure. Lexactitude des trains, si lon y pense bien, est le symbole même de la modernité, le paradigme de lefficacité mécanique et sociale. La débâcle du train, cest le fondement de notre civilisation qui seffondre. Peut-être faudrait-il tout simplement sen réjouir et attendre la suite ? Hélas, entre temps, le problème nest pas seulement que lon arrive en retard au travail ou à lécole. On éprouve aussi une sorte de tendre compassion, comme si le train était un membre de la famille, un vieux grand-père qui fume encore la pipe à travers une cheminée à vapeur. On ne la pas vu rajeunir, le train, au cours de ces années, devenir ce petit voyou qui parle mal, shabille de couleurs vives et a la prétention quon laime. Sattache-t-on à lillusion ou à la réalité ? La ruse de la modernité, cest peut-être de nous faire croire que lon nest pas encore arrivé à un degré suffisant de haine de soi (de notre époque).

Article rédigé les 15 et 26 décembre 2017.