Peut-on être écolo et omnivore ? Eugénie Le Quéré tente de répondre pour nous à cette question délicate.
Christiane élève des canards, depuis trente ans, dans le Limousin. Plusieurs centaines de canards lui passent entre les mains tous les ans. Elle les soigne, les gave, les abat, les met en conserves et les vend sur place, ou au marché. Christiane a des revenus modestes, mais elle aime son travail et son mode de vie. Elle entend parfois, à la télévision, les gens des villes, qui « font des histoires » à propos des animaux, et elle pressent un avenir qui ne veut pas d’elle ni de ses canards. Sans doute faut-il discuter de ses méthodes, s’inquiéter de ce que les oiseaux sont trop serrés, qu’ils passent trop de temps dans un sombre hangar et pas assez dans le pré – en ce moment, ils sont confinés, par décision administrative, pour lutter contre la grippe aviaire qui menace les exportations de quelques grands industriels. Sans doute faut-il se demander jusqu’à quel point le gavage respecte la physiologie d’engraissement d’un oiseau migrateur ; et regretter que, parfois, le pistolet d’abattage dérape et le canard passe quelques secondes malheureuses. Mais quand les aiguillettes aux échalotes arrivent sur la table, c’est le canard de Christiane que mangent les convives en hochant la tête ; titre de gloire pour le palmipède comme pour la fermière. Epithète qui change tout, et qui révèle que le droit le plus précieux du canard est de demeurer sous un toit humain, sous un regard humain, où il gagne un nom humain, même si ce n’est pas un nom propre ; honneur plus crucial que celui d’avoir un pré bien vert ou une anesthésie optimisée.
Une devise distributiste anglaise du XIXe siècle, que G.K. Chesterton utilise dans plusieurs de ses ouvrages, revendique pour chacun « trois acres et une vache ». Chesterton nous dit savoureusement : « L’excès du capitalisme, ce n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes, mais qu’il n’y en ait pas assez » (1). Nous n’avons pas assez d’éleveurs. L’élevage bien distribué, ce sont des lapins sur les balcons, des poules dans les jardins, des moutons municipaux, une vache ou un cochon au coin de la rue, et une multitude de petits élevages familiaux. Il en va de la justice économique et sociale que visait Chesterton, mais il en va aussi de la juste relation aux animaux.
Manger des côtelettes ou du gigot risque de n’être qu’un acte de consommation amnésique, complice d’un système de pillage.
Selon C.S. Lewis, dans une correspondance, « l’animal domestique est, au sens le plus profond, le seul animal naturel, celui qui occupe la place pour laquelle il a été fait ». L’élevage doit être un lieu où l’hospitalité prime sur la productivité, ce qui est, avant tout, une question d’échelle. Nous savons bien qu’il n’y a pas d’hospitalité possible dans un gigantesque hôtel, fût-il luxueux. Un gîte de quelques chambres délabrées peut être le lieu d’un accueil et d’un service personnel qui resteront introuvable dans un hébergement de dimensions industrielles, qu’il soit sommaire ou opulent. La sensibilité collective grandissante pour l’animal ne doit pas se tromper de direction, et se laisser enrôler comme alliée objective de l’industrialisation alimentaire. Aujourd’hui, l’élevage familial est de plus en plus enserré, étouffé d’un tissu de règles et de contrôles pétris de bonnes intentions, mais qui font concrètement le jeu du système le plus industriel, le plus impersonnel.
Manger des côtelettes ou du gigot risque de n’être qu’un acte de consommation amnésique, complice d’un système de pillage. Mais manger un broutard qui s’appelle Manu, que l’on a soigné et nourri, et abattu avec sérieux et gratitude, c’est entrer dans l’humble pédagogie des pauvres qui nous fait sentir que le plus charnel est aussi le plus surnaturel. L’élevage familial nous offre l’expérience que nous ne produisons pas vraiment notre nourriture, comme voudrait nous le faire croire l’illusion technique : nous cultivons un fond naturel dont nous ne sommes pas les auteurs, et qui appelle notre gratitude émerveillée. Celui qui a vu sa poule au pot sortir de l’œuf sait cela, de la connaissance la plus solide, même si elle reste inarticulée.
Contre l’empire technique qui nous vend ses produits carnés jusqu’à l’écoeurement, mangeons des animaux. Au risque de l’extrémisme, j’avance qu’il faut manger son chien plutôt qu’un hot-dog industriel.
Le militant animaliste a raison de réclamer la disparition de l’industrie zootechnique. Mais il se trompe lorsqu’il croit que le problème est que les animaux sont tués et mangés. L’industrie zootechnique tend justement à ce qu’on ne mange pas d’animal, qui sera transformé en une viande abstraite. Est-il même tué, ayant été si peu vivant, à peine un sac d’organes, une pièce, un matériau, dans un système qui se passerait bien des bêtes comme elle se passerait bien de ses employés ? Demain les porcs de batterie passeront leurs jours dans une sorte de coma artificiel, leur encéphalogramme plat certifiant de l’absence certaine de souffrance, étape ultime avant le jambon de synthèse. Se trouvera-t-il des brutes archaïques pour réclamer de manger une bête qui, ayant été réellement vivante, a dû être réellement tuée ? « Tout ce qui vit sera votre nourriture ».
Des chrétiens contestent l’avancée des droits des animaux au nom de la centralité de l’homme, et balaient bien vite le sujet. Peut-être faudrait-il pourtant des chrétiens pour qu’il soit formulé dans un langage qui fasse place à la distinction entre le canard industriel, machine à viande, vendu comme une chose par un système impersonnel, et celui de Christiane, élevé et vendu comme un animal doit l’être, de main à main, sur le marché de Bonnac en Limousin. La distinction entre les deux ne relève pas tant de la souffrance subie que de la relation tissée, de l’hospitalité offerte, de la gratitude possible, et de la solidarité éternelle de toute chair. Le militant animaliste a raison de s’écrier que les animaux méritent la justice, mais une justice qui se réduirait à la suppression de la souffrance dégénerera vite en une œuvre de destruction. Quand nous aurons fait cesser toute souffrance animale, nous aurons finalement renvoyé les bêtes à leur néant. Témoignons de l’espérance d’une autre justice qui assume tous les drames terrestres, et qui concerne, à travers l’humanité, toute création. Celui qui tord le cou d’une poule pour la passer au four, a-t-il le cœur dur ? Il peut, au contraire, avoir le cœur assez large pour croire que la poule, elle-aussi, sera rappelée du néant, et en sera tirée d’autant plus glorieuse que sa peau grillée aura éclaté en joie d’enfants.
(1) : G.K. Chesterton, The Superstition of Divorce (1920) ; traduction personnelle.
Image : Giovanni Benedetto Castiglione, Noé conduisant les animaux à l’arche, 1655. National Gallery of Art, Washington DC (Artsy)
Le noeud du problème, dit William Cavanaugh, et vous le soulignez avantageusement, c’est la séparation entre le produit, le producteur et la production. (cf. WC, Être consommé).
Merci pour cette article.
Si le premier article ne m’enchantais pas vraiment, je vous en suis reconnaissant maintenant. Je suis producteur et j’aime mon métier, produire du lait, de la viande de qualité, des fleurs et des légumes n’ont pas qu’ un simple but économique, c’est aussi protéger et faire grandir ce que Dieu nous a confié.
Merci pour votre article.
Ce que je vais dire va peut-être être jugé hérétique aux yeux de certaines personnes, mais je voudrais parler de coeur à coeur.. Je pense que les animaux non humains n’ont pas besoin d’être tué et mangé par nous pour « sortir du néant ». Je pense qu’ils sont créatures de Dieu, reconnues et aimées par lui, sans avoir besoin d’être dégustés par les êtres humains. « Tous les êtres te célèbrent, ceux qui parlent et ceux qui sont muets. Tous les êtres te rendent hommage, ceux qui pensent comme ceux qui ne pensent pas. L’universel désir, le gémissement de tous aspire vers toi. Tout ce qui existe te prie et vers toi tout être qui sait lire ton univers fait monter un hymne de silence. »(Grégoire de Nazianze)
Point n’est besoin de trouver en nos frères non humains une utilité matérielle pour nous-même, pour leur donner un souffle divin. Sinon l’utilité d’exister, comme chaque être humain existe, pour se révéler sa part divine, dans sa relation à l’autre et à soi-même. Si je considère également que Dieu nous les a confié, c’est pour moi, afin que nous les protégions, comme des êtres vulnérables, comme nous devons aimer et protéger chacun de nous, à commencer par les plus faibles nous dit Jésus. Sur cette Terre, Jésus a montré un visage d’amour, et ce visage amour, de compassion inconditionnelle (l’ahimsa dirait Gandhi) doit selon moi embraser tout l’univers, sans se borner à des repères sociaux, destinés à tomber et à mourir.
C’est pourquoi, je pense qu’interroger nos pratiques alimentaires et notre rapport à la violence vis-à-vis des animaux est essentiel. Toute réflexion sur les alternatives à la viande et à l’abattage des animaux ne sont pas, je pense, à réduire à des initiatives contre-nature. Point n’est besoin d’imaginer des techniques dangereusement futuristes et industrielles pour trouver des alternatives au meurtre des animaux ni de se faire peur à imaginer que des antispécistes complotistes prépareraient une société sans animaux, pro suicide et euthanasie. Evitons les caricatures comme les anathèmes. Réfléchissons, en disciples de Jésus Amour, à ce que nous pouvons faire chacun concrètement pour éviter le plus possible une alimentation basée sur la souffrance (les alternatives existent déjà, avec un mode vie d’écologie intégrale et de sobriété heureuse) et ne cherchons pas ce qui pourrait être le confort de l’auto-justification, prétexte à ne pas changer les us et coutumes et à nous défausser de notre devoir de protecteurs de la Création. Fraternellement.
Je n’ai pas l’intention de donner des leçons à quiconque, sur un thème qui touche à la conscience et aux choix de chacun. Nous sommes tous confrontés à nos limites du quotidien face à nos convictions profondes.
Seulement, j’aimerais que les portes ne se ferment pas sur des a priori et que l’on prenne le temps de parler avec des personnes que l’on peut étiqueter végétariennes, véganes ou antispécistes, mais qui représentent une conscience et une sensibilité unique, et autant de nuances que la palette d’un peintre (à part celle des monochromes de Pierre Soulage).
Je pense qu’il faut aller au-delà de l’opinion que l’on peut se faire en lisant telle polémique sur tel auteur ou telle personnalité qui se déclare de tel courant. Il faut lire des personnalités moins médiatiques et clivantes que l’Australien Peter Singer (avec les idées duquel, par exemple, sur l’euthanasie, je suis parfois en opposition) comme la philosophe Florence Burgat qui fait, je pense, un travail plus équilibré.
Par exemple, quand l’antispécisme défend un droit de vie à tout être sentient, sensible et enjoint à l’homme de ne pas abuser de sa position dominante pour exploiter et maltraiter l’animal, qui est tout autant sujet d’une vie que l’être humain, je le prend comme un message évangélique.
Avec ma sensibilité et mon vécu personnels.
Je ne suivrais absolument pas la position de certains antispécistes australiens sur la faune sauvage que décrit dan sla partie 1 l’auteur de l’article, et je la juge follement déraisonnable et inquiétante, à l’instar de la revue antispéciste de Lyon. Ne mettons pas en avant les positions minoritaires de groupuscules, ni les positions politiques personnels de véganes qu’elles soient proavortement et/ou proeuthanasie et/ou pro suicide pour décrédibiliser un courant de fond pour plus de compassion envers les animaux.
Il n’est pas question de vouloir supprimer toute souffrance du monde. Je suis pleinement en accord avec les positions d’un mouvement comme Alliance Vita, pour défendre les valeurs de la Vie et de la famille.
Quand je parle avec des amis chrétiens, dont je partage la Foi, et qu’ils comparent l’abattage d’un veau comme quelque chose de nécessaire et qui n’est pas plus choquant en soi que l’élimination des poux, je ne l’accepte pas plus que je n’accepte les appels extravagants à supprimer la faune sauvage pour lui éviter une vie d’adversité et de souffrance.
Je ne suis pas opposé à l’élevage de façon absolue. Certains éleveurs ont le souci des animaux qu’ils élèvent et seul Dieu peut sonder le coeur des hommes, y compris celui de ceux qui sont éleveurs. Nous sommes d’ailleurs tous pris plus ou moins dans nos contradictions, dans le monde matériel.
Seulement, je déplore l’habitude culturelle humaine de disposer de la vie des animaux comme on gère un rang de carottes. Je souhaiterais que la vie des animaux auxquels on prélève le miel, la laine, les œufs voire un peu de lait, soit considérée comme sacrée par plus de personnes. Et que cela nous oblige à ne pas faire de l’insémination artificielle, ni d’autres brutalités, à ne pas les envoyer à la mort quand ils sont improductifs et à leur garantir une retraite paisible.
Et je pense que ce n’est pas plus de l’angélisme que ne l’est la prise en compte des plus démunis dans la société humaine.
C’est un choix de société. C’est un choix éthique et moral comme l’est celui de protéger la vie humaine.
Ce que je voudrais défendre, c’est un état d’esprit. Celui de se dire qu’on est en chemin vers la sainteté, dans notre relation aux animaux également.