Début octobre, Airparif faisait connaître les résultats de son étude selon lesquels la piétonnisation des voies sur berge n’aurait pas d’impact significatif sur la qualité de l’air parisien. Soit. Mais la question de l’automobile se résume-t-elle à celle de la pollution atmosphérique ? L’occasion de prendre un peu de champ avec André Gorz.
L’idéologie sociale de la bagnole
André Gorz figure en bonne place parmi les auteurs de référence des objecteurs de croissance. Disciple de Sartre et grand lecteur de Marx, il est le premier à avoir utilisé le mot « décroissance » en 1978 après que ses lectures d’Ivan Illich achevèrent d’attirer son attention sur les questions écologiques. Bien qu’amateur de belles et grosses voitures – nul n’est exempt de paradoxes – Gorz exposa ses arguments contre la motorisation individuelle dans un article publié en 1973 et intitulé « Mettez du socialisme dans votre moteur ».
Les arguments qu’il y avance sont symptomatiques de sa conception du combat écologique : non pas d’abord un environnementalisme, mais plus fondamentalement la protection d’un monde vivable pour les humains et la défense de leur autonomie réelle. Contre la voiture, Gorz n’évoque d’ailleurs la question de la pollution atmosphérique qu’en quelques mots. Sa critique est plus profonde et s’inscrit dans une pensée globale de l’emprise de la technologie sur la vie quotidienne.
Effet de seuil ou point de patinage ?
Gorz reprend à Illich le concept de contre-productivité : passé un certain seuil, l’avantage en terme d’autonomie procuré par un dispositif technologique donné devient nul puis négatif. L’utilisateur est alors soumis à une rationalité contraire au but qu’il s’était d’abord donné. La motorisation individuelle s’inscrit pleinement dans cette logique de contre-productivité. Gorz souligne que dans les années 70, l’ Américain moyen consacrait mille cinq cents heures par an à sa voiture – soit quatre heures par jour, dimanche inclus. Ceci comprend le temps passé derrière le volant (à l’arrêt ou en mouvement) mais aussi les heures de travail nécessaires à payer l’essence, l’entretien, les contraventions et les impôts. Il faut donc à cet Américain moyen mille cinq cents heures pour parcourir les dix mille kilomètres qu’il fait dans l’année, ou encore une heure pour faire six kilomètres, soit la vitesse moyenne d’un piéton, celui-ci ayant sur l’automobiliste l’avantage de pouvoir aller où il veut, sans la contrainte du tracé des routes bitumées. « Moralité : plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus – passé un certain seuil – les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. »
Mais comment expliquer ce phénomène? D’abord, le succès de la voiture repose historiquement sur l’image de richesse et de puissance à laquelle elle est associée. À ses débuts, la voiture assurait à quelques riches bourgeois un privilège inédit : se déplacer à une vitesse largement supérieure à celle du commun des mortels. Jusque-là, les moyens de transports ne se distinguaient pas tellement dans l’ordre de la vitesse mais plutôt dans celui du confort : la calèche du seigneur ne roulait pas plus vite que la charrette du paysan et le train emmenait tout le monde à la même allure. Peu à peu, l’accès individuel à la vitesse se démocratisa et l’on promit à tous le privilège de l’élite. Mais qu’est-ce qu’un privilège accessible à tous? Une tromperie. Arnaque d’autant plus rude qu’avec la motorisation individuelle on n’accéda ni au prestige ni à la vitesse : « lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe – à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres – au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste. »
L’autre source de ce paradoxe qui frappe la motorisation individuelle tient en la modification qu’elle impose au paysage urbain. Pour désengorger le centre des villes, on fait tracer de grandes voies de circulation, on fait de la place pour les voitures, on étale les cités pour éviter les embouteillages dans les centres urbains. « Les gens, finalement, ne peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. » Loin de l’école, loin des amis, loin du travail. Au moins, la voiture nous permet-elle de fuir l’enfer qu’est devenu la ville où l’on ne fait plus que passer. « Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles. »
Habiter ou stationner ?
Alors que faire ? À moyen terme, ne jamais séparer la question des modes de transports de celle de la division sociale du travail et de la compartimentation de notre vie (un lieu pour dormir, un lieu pour travailler, un lieu pour étudier, etc.). À long terme, il n’est pas suffisant de développer des modes de transports alternatifs. Le cœur du sujet est ailleurs : il faut que les gens puissent vouloir demeurer et non passer, habiter et non stationner. Car au fond, la question posée est celle de l’enracinement. Déjà, dans Le Traître, le premier roman autobiographique de Gorz, l’avertissement avait été donné, « La bagnole […] incarnation de l’Ici, fait miroiter le partout et le Nulle part à la pointe de son capot, et procure à son propriétaire la plus illusoire des libertés : la libération apparente des contraintes de la vie en commun. » La voiture n’est pas qu’un outil, elle est un rapport au monde, une façon de l’habiter, ou plus précisément, de le déserter.
Une telle critique sans nuance de la motorisation individuelle est-elle socialement soutenable ? L’Austin que Gorz s’offrit à force d’économies semble nous inviter à la mesure. Mais sa démonstration est un exemple flagrant de l’absurdité de notre mode de vie livré aux mains de la rationalité technicienne.
Le problème a un peu changé depuis Gorz et Illich. La vitesse n’est plus une question de loisir ou d’affirmation de soi mais une exigence de la société et du monde du travail. Si tu n’es pas rapide tu es un poids inutile pour l’humanité. D’ailleurs, tu n’as pas internet haut débit et voiture pour être plus efficace, mais simplement parce qu’il n’y a plus de service public ni de travail à côté de chez toi. L’enracinement est-il encore possible dans notre monde post-moderne ?
Si l’on considère l’enracinement comme le processus par lequel nous nous lions à notre histoire et nos valeurs, le déni n’est pas general. En revanche, l’enracinement come terreau d’une identité tenant compte de son heritage… à mon avis les gens n’en veulent plus. Il parait plus simple de vivre à travers la vitrine du web – du tout est existe donc tout est possible. Le phénomène est parfaitement conscient mais la crainte de se marginaliser entretient cette habitude. Il faudrait des outils pour affirmer notre sphere privee. Chez moi cela passe par le plaisir de la lecture, les joies de la cuisine et de la musique modulaire. C’est encore relativement limité pour constituer un projet de vie mais bon.
L’enracinement: un gros travail à faire par chacun pour comprendre ce que les gens savent encore faire à côté de chez soi: jouer de la musique, bricoler, jardiner.. Il faut tâcher de reconstruire des semblant de communautés localisées, certes incomplètes, mais au moins conscientes de leurs limites.
L’enracinement… vaste programme et pourtant, difficile à tenir.
Comme les commentateurs précédents, prendre le temps de se poser et de se » pauser » me semble indispensable. Mais dans une vie à la campagne comme la mienne, malgré une « origine sociale » citadine, l’automobile est incontournable en terme de déplacements car les modes de transports sont quasi-inexistants pour assumer le planning de mes 5 enfants et le mien !
Vous me direz que je suis un adepte de la voiture fonctionnelle qui emmène d’un point A à un point B ? Eh bien non : passionné d’automobile de collection je ne jure que par la voiture, par nécessite de flexibilité et aussi de plaisir. Mais dans un concept différent : le plaisir au volant quand il faut que je sois au volant. J’ai donc des voitures luxueuses mais anciennes et accessibles, qui me procurent un plaisir autre que ma prétention sociale ou le souci de puissance vapeur. L’enracinement dans l’histoire de ces automobiles, madeleines de Proust pour la plupart, qui allient fonctionnalité et joie.
Le reste du temps, en effet, est consacré à un essai d’enracinement : celui qui habite quelque part semble s’y plaire. Plus que celui qui stationne me semble-t-il. Cuisiner, faire la musique, lire et… conduire.
L’avenir est peut-être à rouler beaucoup moins mais… en voitures anciennes ? 🙂