Limite a le plaisir de publier un article initialement paru sur le site des Alternatives Catholiques. Pour ceux qui ne connaîtraient pas nos amis lyonnais, il s’agit d’une association de laïcs qui développent une réflexion autour de la Doctrine Sociale de l’Eglise. En avril 2016, les Altercathos ont inauguré Le Simone, un espace mixte qui réunit café culturel et espace de coworking, le tout sous le patronage de Simone Weil. Aujourd’hui, Limite partage un article de Floriane, membre des Altercathos, qui nous parle de notre responsabilité face au numérique.

Commençons par un petit test : sur quel navigateur avez-vous ouvert cet article ? Est-ce que vous avez tapé directement l’URL du site dans votre navigateur ou avez-vous d’abord cherché « Alternatives catholiques » dans un moteur de recherche ? Et quel moteur de recherche ? De façon générale, connaissez-vous la quantité d’énergie que vous consommez lorsque vous naviguez sur le web ? Avez-vous une vague idée des circuits économiques que vous alimentez et d’où viennent les outils que vous utilisez ? Êtes-vous plutôt Windows, Mac OS ou Linux ? Google Apps ou Framasoft ? Outlook ou Thunderbird ? Quick Time Player ou VLC ? Microsoft Word ou Libre office Writer ?

Si vous avez la réponse à toutes ces questions, alors vous avez conscience de leur importance : notre utilisation des outils numériques n’est pas anodine. Si vous connaissez une partie des réponses sans bien en voir l’intérêt, peut-être aurez-vous envie de vous renseigner sur les enjeux économiques, juridiques et écologiques de ce monde qu’on a appelé « virtuel » et qui pourtant est régi par des réalités tout à fait matérielles. Si vous n’avez pas compris un seule de ces questions de geek, il est grand temps de vous y intéresser !

Euh oui, mais quel rapport entre les logiciels libres et le bien commun ? Pourquoi en parler ici ?

Parce qu’il s’agit de liberté et aussi de participation au bien commun. Suivant l’appel de notre cher Pape pour la défense de la maison commune, les catholiques français se sont mis à s’intéresser un peu plus à l’écologie, aux modes de vie alternatifs, à l’économie solidaire… et il est temps qu’une réflexion sur le monde numérique s’engage également, parce qu’il y a là, sans aucun doute, des enjeux similaires.

Les cathos ne sont certes pas en retard pour la maîtrise d’Internet et du numérique comme outils de communication et de diffusion de l’Évangile. Ils font aussi bien que d’autres des sites, blogs, comptes Twitter ou applications. Mais les outils informatiques et le réseau Internet sont-ils seulement des outils ? Ils ont modifié la structure de notre existence, font complètement partie de notre vie quotidienne, influencent nos façons d’entrer en relation avec les autres [1], organisent notre façon de travailler, modifient notre rapport au savoir, à l’information et à la culture, et sans doute changent-ils aussi nos façons d’apprendre et de penser. Aussi la réflexion catholique sur le sujet ne peut-elle se borner à savoir comment améliorer le look du site de la paroisse ni à se demander si une bénédiction virtuelle est une bénédiction valide [2] : il est temps de faire le lien entre nos existences numérisées et les enseignements de la « doctrine sociale de l’Église ».

Le Conseil pontifical pour les communications sociales a proposé au début des années 2000 des documents sur le sujet d’Internet, qui sont riches en enseignements mais restent assez généraux et se concentrent surtout sur la « communication »  : « Éthique dans les communications sociales » en 2000 et « L’Église et Internet » en 2002. À nous d’aller plus loin en tâchant de penser le rapport entre le bien commun et nos comportements numériques au quotidien, pas seulement lorsque nous « communiquons » sur notre foi, mais aussi quand nous travaillons, quand nous échangeons avec les autres, quand nous nous informons, quand nous distrayons…

Dans bien des domaines (et notamment la bioéthique), les catholiques savent renoncer à la facilité lorsque celle-ci participe à des structures irrespectueuses de la dignité de la personne. Mais quand nous avons la tête dans notre écran, nous avons tendance à oublier les principes qui nous guident (solidarité, option préférentielle pour les pauvres, participation…), parce que tout se fait « à distance », parce qu’il y a parfois du « flou juridique », parce que nous n’avons pas vraiment envie de savoir ce que sont ces «flux de données » qui traversent nos appareils, d’où ils viennent et où ils vont. Nous préférons penser que tout cela est bien trop compliqué à analyser – il y a les informaticiens pour ça, de même qu’il y a des économistes pour nous expliquer comment le monde tourne et pourquoi il est impossible de changer de système.

Pourtant s’il y a un lieu où la question du bien commun se pose aujourd’hui, c’est bien Internet. Est-ce que tout le monde est traité de façon égale sur le réseau ? Qui contrôle les noms de domaines et les adresses IP ?  Qui régule l’accès à Internet en France ? Que penser de ce phénomène de l’ubérisation où tout ce qui est partageable devient aussi monnayable (transport, logement, dîner entre voisins…) ? Est-ce équivalent de commander ses livres sur Amazon et dans la librairie de son quartier ? N’est-il pas hypocrite de critiquer les projets transhumanistes de Google tout en continuant à utiliser quotidiennement son moteur de recherche (alors même qu’il en existe une belle diversité et que cela ne coûte rien qu’un petit effort d’adaptation d’en changer) ?

C’est bien moralisateur tout ça. On dirait les décroissants, qui nous font culpabiliser à la moindre cuillère de Nutella… Pourtant même la revue Limite se retrouve sur Amazon, et on sait bien que tu utilises Google Maps tous les jours. Et puis qu’est-ce qu’on peut faire, au fond ?

Puisque nous essayons d’être catholiques, il y a un discernement à mener, comme dans nos luttes pour le respect de la vie ou pour la défense des plus pauvres. Pour cela, il ne s’agit certainement pas de devenir technophobe, d’exorciser les joueurs de Pokémon go, ou de sacrifier son compte Facebook… Mais il s’agit de comprendre, lorsqu’on utilise une application dite « gratuite », quel est le modèle économique derrière, qui en tire profit…et qui est le produit. De savoir qu’Internet n’est pas un lieu « neutre » [3]. De se renseigner sur les débats autour du partage de l’information et de la connaissance, d’avoir conscience qu’une merveille comme l’encyclopédie collaborative Wikipédia ne s’est pas créée toute seule mais est une œuvre militante, au modèle économique toujours fragile, qui vit des dons et des contributions des gens comme vous et moi.

Et puis après l’information, il y a la formation. On peut tous apprendre à maîtriser une distribution Linux (ce n’est plus réservé aux geeks) plutôt que Windows ou Mac OS : les distributions Linux sont open source, n’y a-t-il pas un lien avec les principes de solidarité et de participation que prône la doctrine sociale de l’Église ? Aujourd’hui on peut échapper (au moins partiellement) à l’emprise des géants comme Microsoft, Apple et Google, sans nécessairement être un informaticien balèze…

Oui, oui, s’informer, se former, ok, mais juste à notre petit niveau, ou bien il y a aussi une dimension politique, un engagement à prendre ? Sinon c’est comme l’écologie : trier ses déchets, c’est gentil mais ça ne va pas sauver les Papangues et les Tuit-tuits.

Il y a bien entendu une dimension politique : nous vivons une période très riche où tout change très vite, où beaucoup de choses sont possibles, les pires comme les meilleures. Notamment dans la sphère de la propriété intellectuelle, qui inclut non seulement les œuvres culturelles soumises au droit d’auteur mais aussi les brevets, les découvertes scientifiques, les logiciels…  : l’enjeu est majeur puisqu’il s’agit de la façon dont l’information et le savoir, donc le pouvoir, circulent. D’un côté des Lawrence Lessig inventent de nouveaux modèles juridiques pour permettre plus de justice, de l’autre il y a des logiques propriétaires très fortes, destructrices de bien commun, inquiétantes [4]…. Dans le domaine numérique, il y a des alternatives économiques et juridiques à inventer [5].

D’ailleurs on parle beaucoup aujourd’hui des « biens communs » numériques, ce qui devrait éveiller quelque chose en nous [6]. Avec l’avènement d’Internet et le foisonnement des « technologies de l’information et de la communication », on s’est mis à utiliser l’expression « biens communs » pour désigner des ressources immatérielles comme l’information ou la connaissance, ou Internet même [7]. Suivant le terme anglais « commons », on raccourcit parfois l’expression en « communs », terme qui désigne aussi bien des ressources (des « biens ») que l’attitude vis-à-vis de ces biens (la communauté qui se crée autour d’eux, la défense de leur caractère « commun ») : s’il y a des biens qui sont « communs » de fait (comme l’air), il y aussi ceux qui devraient être communs mais qui ne le sont pas toujours, comme les graines ou les articles des chercheurs universitaires. Comme ce caractère commun n’est pas toujours défendu par les pouvoirs publics, il y a des groupes qui s’engagent pour leur défense, comme le collectif Savoirscom1. Bien sûr on distinguera les biens « communs » des biens « publics », qui sont les propriétés de l’État [8]: les militants des « communs » refusent aussi bien les monopoles des entreprises privées que l’emprise de l’État sur nos vies. Ils proposent des alternatives…

Mais… hum… je suis allé me renseigner sur ces mouvements de défense des « communs »… mais est-ce bien catholique? On dirait qu’ils prônent parfois le hacking et peut-être même le piratage – (et en plus ce terme de « communs » est un anglicisme, si j’ai bien compris !)

Et bien, à nous d’y réfléchir. La notion de bien commun dans la doctrine sociale de l’Église ne contient-elle pas en elle-même un rapport subversif aux pouvoirs temporels ? Il y a beaucoup de projets sur lesquels il faut s’interroger, autant sur leur principe que sur les usages qu’ils permettent : que penser des bitcoins par exemple, imaginés par des informaticiens comme monnaies alternatives ?

Voilà tout un champ à explorer. En attendant, les Altercathos vous donnent rendez-vous le 14 novembre pour discuter de tout cela avec Adrienne Charmet, ex-présidente de Wikimedia France et présidente de la Quadrature du Net.

[1] 1 Un exemple parmi tant d’autres : la façon dont nous faisons des cadeaux (et dont nous les recevons)
2 cf. le projet d’application Godblessyoo
3 voir le collectif La Quadrature du net
Déposer un brevet sur un organisme vivant ?
5 Que pensez-vous de cet auteur qui publie ses œuvres en ligne et propose, contre le modèle traditionnel de l’édition et des bestsellers, un modèle d’édition à la fois numérique et « local » ? « Créer local, ce sera aussi l’occasion de mettre en avant la rencontre physique (même à distance) à travers l’envoi postal de livres papier fabriqués à la main. Je crois qu’on a besoin malgré tout d’un peu de matérialité — nous sommes des êtres physiques — et le choix d’aller vers plus de tangible n’est pas anodin : j’entends pencher de plus en plus vers l’artisanat et proposer à la communauté d’acquérir les objets ainsi produits. ( …) En parallèle, comme en miroir, promouvoir les licences ouvertes reste également un objectif prioritaire.(…) »
6 Le concept de bien commun, au singulier, été défini au XIIIe siècle par Thomas d’Aquin. C’est l’« ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Gaudium et Spes 26, 1). Il se distingue des « biens communs » au pluriel, mais il y a, sans conteste, un lien fort entre les deux notions.
L’article Wikipédia sur le sujet en donne à la fois une définition claire et une bonne illustration.
Distinction expliquée ici