Comme chaque semaine, nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.

Les discussions autour du synode sur la famille se sont beaucoup focalisées sur l’accès des « divorcés remariés » à la Table eucharistique – comme si les perspectives n’avaient pas changées depuis vingt-et-un siècles (car, je le rappelle, ce problème se posait dès les premiers temps de l’Église)… À dire vrai, nous n’en sommes plus là. Nous voici arrivés à une époque où la question est beaucoup plus rudimentaire : comment faire pour que la famille se retrouve autour d’une table, tout simplement ?

Nous avons oublié ce que savaient nos pères : la table est un objet ultra-technologique, à tel point qu’auprès d’elle les sophistications apparaissent comme autant de grossièretés. Un rapide considération du matériau le montre : passer d’une table en merisier massif à une table constituée des derniers supraconducteurs serait une évidente déchéance (de même que remplacer le minestrone de grand-mère par un produit de synthèse). Mais ce n’est ici qu’un indice. La grande avance de la table sur tous nos appareils futuristes se manifeste surtout dans le domaine du multimédia. Là où la technologie ne parvient qu’à favoriser la communication virtuelle, la table tend à organiser la communion vivante.

Voici des convives réellement présents, jaillissant comme les bustes siamois d’un même centaure immobile, rassemblés et ouverts comme les branches fleuries d’un unique arbre mystique, et se manifestant dans leur spécificité humaine, c’est-à-dire à la fois animale et raisonnable, leur bouche mangeant et parlant tour à tour, leurs mains entrechoquant des verres et faisant circuler des plats de manière à renouveler une substance personnelle, non téléchargeable. Et tandis que la navigation numérique vous fait aller sur des sites liés à votre âge et à vos centres d’intérêts, le repas vous rapproche des autres avant tout parce qu’ils ont faim comme vous, et c’est pourquoi la table est l’incomparable medium de la rencontre avec d’autres générations – des grands-parents aux petits-enfants –, avec des gens qui ne partagent pas vos idées – mais qui partagent volontiers votre bifteck –, et même avec d’autres espèces – puisque le petit chien à vos pieds y récupère les miettes… On peut comprendre, dès lors, que la civilisation se bâtit à cet endroit, dans la difficile attention pour apprendre à se tenir à table, afin que nos coudes ne gênent pas nos voisins, afin de demander en disant « S’il vous plaît » et de recevoir en disant « Merci ».

Mais nous nous sommes soumis au progrès techno-économique, et nous avons renoncé à la civilisation. Tablette et smartphone se sont parés du label « convivial » redéfini par Steve Jobs, et le temps s’est déstructuré sous le flux des news et du divertissement toujours disponibles, sous la pression d’un travail qui ne suit plus le rythme des corps et des saisons, mais la cadence infatigable des machines. Désormais la famille est éclatée sous le même toit. Chacun a son horaire capricieux, chacun est devant son écran tactile, et il ne reste plus qu’à manger en hâte, séparément, du prêt-à-consommer dans la porte du frigidaire, en suivant les conseils diététiques de Régimesanté.com.

Günther Anders disait déjà dans les années cinquante que la télévision avait détruit la table familiale et que le foyer n’avait dès lors plus de point de convergence. Avec ce qui nous appareille individuellement à l’information continue, l’éclatement est complet. Le divorce avec ses proches et donc avec soi-même n’est souvent que la conséquence d’une haute fidélité à ce dispositif technique : le tissu familial ne se tisse plus ; son métier à tisser, la table, a été mis au rebut. Voilà pourquoi notre première revendication sociale devrait rejoindre le grand cri de maman durant notre enfance : « À table ! »