Le philosophe Jean-Claude Michéa analyse le mouvement des gilets jaunes et se réjouit de voir « le peuple définitivement en marche » contre « un gouvernement thatchérien de gauche ». Un texte publié sur le site des « amis de Bartleby » (site gascon décroissant) que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation du philosophe. Sortez les gilets, Michéa tire à balles réelles.
Le mouvement des « gilets jaunes » (bel exemple, au passage, de cette inventivité populaire que j’annonçais dans Les Mystères de la gauche) est, d’une certaine manière, l’exact contraire de « Nuit Debout ». Ce dernier mouvement, en simplifiant, était en effet d’abord une tentative – d’ailleurs encouragée par une grande partie de la presse bourgeoise – des « 10 % » (autrement dit, ceux qui sont préposés – ou se préparent à l’être – à l’encadrement technique, politique et « culturel » du capitalisme moderne), pour désamorcer la critique radicale du Système, en dirigeant toute l’attention politique sur le seul pouvoir (certes décisif) de Wall Street et des fameux « 1 % ». Une révolte, par conséquent, de ces urbains hypermobiles et surdiplômés (même si une fraction minoritaire de ces nouvelles classes moyennes commence à connaître, ici ou là, une certaine « précarisation ») et qui constituent, depuis l’ère Mitterrand, le principal vivier dans lequel se recrutent les cadres de la gauche et de l’extrême gauche libérales (et, notamment, de ses secteurs les plus ouvertement contre-révolutionnaires et antipopulaires : Regards, Politis, NP“A”, Université Paris VIII …etc.). Ici, au contraire, ce sont bien ceux d’en bas (tels que les analysait Christophe Guilluy – d’ailleurs curieusement absent, jusqu’ici, de tous les talk-shows télévisés, au profit, entre autres comiques, du réformiste sous-keynésien Besancenot), qui se révoltent, avec déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir encore à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite (c’est d’ailleurs ainsi que Podemos avait commencé en 2011, avant que les Clémentine Autain et les Benoît Hamon du cru ne réussissent à enterrer ce mouvement prometteur en le coupant progressivement de ses bases populaires).
Ici, au contraire, ce sont bien ceux d’en bas (…), qui se révoltent, avec déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir encore à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite.
Quant à l’argument des « écologistes » de cour – ceux qui préparent cette « transition énergétique » qui consiste avant tout, comme Guillaume Pitron l’a bien montré dans La Guerre des métaux rares, à délocaliser la pollution des pays occidentaux dans les pays du Sud, selon lequel ce mouvement spontané ne serait porté que par « une idéologie de la bagnole » et par « des gars qui fument des clopes et roulent en diesel », il est aussi absurde qu’immonde : il est clair, en effet, que la plupart des Gilets jaunes n’éprouvent aucun plaisir à devoir prendre leur voiture pour aller travailler chaque jour à 50 km de chez eux, à aller faire leurs courses au seul centre commercial existant dans leur région et généralement situé en pleine nature à 20 km, ou encore à se rendre chez le seul médecin qui n’a pas encore pris sa retraite et dont le cabinet se trouve à 10 km de leur lieu d’habitation. (J’emprunte tous ces exemples à mon expérience landaise ! J’ai même un voisin, qui vit avec 600 € par mois et qui doit calculer le jour du mois où il peut encore aller faire ses courses à Mont-de-Marsan, sans tomber en panne, en fonction de la quantité de diesel – cette essence des pauvres – qu’il a encore les moyens de s’acheter !) Gageons qu’ils sont au contraire les premiers à avoir compris que le vrai problème, c’était justement que la mise en œuvre systématique, depuis maintenant 40 ans, du programme libéral par les successifs gouvernements de gauche et de droite, a progressivement transformé leur village ou leur quartier en désert médical, dépourvu du moindre commerce de première nécessité, et où la première entreprise encore capable de leur offrir un vague emploi mal rémunéré se trouve désormais à des dizaines de kilomètres (s’il existe des « plans banlieues » – et c’est tant mieux – il n’y a évidemment jamais eu rien de tel pour ces villages et ces communes – où vit pourtant la majorité de la population française – officiellement promis à l’extinction par le « sens de l’histoire » et la « construction européenne » !).
Ce n’est donc évidemment pas la voiture en tant que telle – comme « signe » de leur prétendue intégration dans le monde de la consommation (…) que les Gilets jaunes défendent aujourd’hui. C’est simplement que leur voiture diesel achetée d’occasion (…) représente leur ultime possibilité de survivre.
Ce n’est donc évidemment pas la voiture en tant que telle – comme « signe » de leur prétendue intégration dans le monde de la consommation (ce ne sont pas des Lyonnais ou des Parisiens !) – que les Gilets jaunes défendent aujourd’hui. C’est simplement que leur voiture diesel achetée d’occasion (et que la Commission européenne essaye déjà de leur enlever en inventant sans cesse de nouvelles normes de « contrôle technique ») représente leur ultime possibilité de survivre, c’est-à-dire d’avoir encore un toit, un emploi et de quoi se nourrir, eux et leur famille, dans le système capitaliste tel qu’il est devenu, et tel qu’il profite de plus en plus aux gagnants de la mondialisation. Et dire que c’est d’abord cette gauche kérosène– celle qui navigue d’aéroport en aéroport pour porter dans les universités du monde entier (et dans tous les « Festival de Cannes ») la bonne parole « écologique » et « associative » qui ose leur faire la leçon sur ce point ! Décidément, ceux qui ne connaissent rien d’autre que leurs pauvres palais métropolitains n’auront jamais le centième de la décence qu’on peut encore rencontrer dans les chaumières (et là encore, c’est mon expérience landaise qui parle !).
La seule question que je me pose est donc de savoir jusqu’où un tel mouvement révolutionnaire (mouvement qui n’est pas sans rapport, dans sa naissance, son programme rassembleur et son mode de développement, avec la grande révolte du Midi de 1907) peut aller dans les tristes conditions politiques qui sont les nôtres. Car n’oublions pas qu’il a devant lui un gouvernement thatchérien de gauche (le principal conseiller de Macron est d’ailleurs Mathieu Laine – un homme d’affaires de la City de Londres et qui est, en France, le préfacier des œuvres de la sorcière Maggie), c’est-à-dire un gouvernement cynique et impavide, qui est clairement prêt – c’est sa grande différence avec tous ses prédécesseurs – à aller jusqu’aux pires extrémités pinochetistes (comme Maggie avec les mineurs gallois ou les grévistes de la faim irlandais) pour imposer sa « société de croissance » et ce pouvoir antidémocratique des juges, aujourd’hui triomphant, qui en est le corollaire obligé. Et, bien sûr, sans avoir quoi que ce soit à craindre, sur ce plan, du servile personnel médiatique français. Faut-il rappeler, en effet, qu’on compte déjà 3 morts,des centaines de blessés, dont certains dans un état très critique. Or, si ma mémoire est bonne, c’est bien à Mai 68 qu’il faut remonter pour retrouver un bilan humain comparable lors de manifestations populaires, du moins sur le sol métropolitain. Et pour autant, l’écho médiatique donné à ce fait effarant est-il, du moins pour l’instant, à la hauteur d’un tel drame ? Et qu’auraient d’ailleurs dit les chiens de garde de France Info si ce bilan (provisoire) avait été l’œuvre, par exemple, d’un Vladimir Poutine ou d’un Donald Trump ?
La seule question que je me pose est donc de savoir jusqu’où un tel mouvement révolutionnaire (…) peut aller dans les tristes conditions politiques qui sont les nôtres.
Enfin, last but not the least, on ne doit surtout pas oublier que si le mouvement des Gilets jaunes gagnait encore de l’ampleur (ou s’il conservait, comme c’est toujours le cas, le soutien de la grande majorité de la population), l’État benallo-macronien n’hésitera pas un seul instant à envoyer partout son Black Blocet ses « antifas » (telle la fameuse « brigade rouge » de la grande époque) pour le discréditer par tous les moyens, où l’orienter vers des impasses politiques suicidaires (on a déjà vu, par exemple, comment l’État macronien avait procédé pour couper en très peu de temps l’expérience zadiste de Notre-Dame-des-Landes de ses soutiens populaires originels). Mais même si ce courageux mouvement se voyait provisoirement brisé par le PMA – le Parti des médias et de l’argent (PMA pour tous, telle est, en somme, la devise de nos M. Thiers d’aujourd’hui !) ; cela voudra dire, au pire, qu’il n’est qu’une répétition générale et le début d’un long combat à venir. Car la colère de ceux d’en bas (soutenus, je dois à nouveau le marteler, par 75 % de la population – et donc logiquement stigmatisé, à ce titre, par 95 % des chiens de garde médiatiques) ne retombera plus, tout simplement parce que ceux d’en bas n’en peuvent plus et ne veulent plus. Le peuple est donc définitivement en marche ! Et à moins d’en élire un autre (selon le vœu d’Éric Fassin, cet agent d’influence particulièrement actif de la trop célèbre French American Fondation), il n’est pas près de rentrer dans le rang. Que les versaillais de gauche et de droite (pour reprendre la formule des proscrits de la Commune réfugiés à Londres) se le tiennent pour dit !
- À PROPOS DES GILETS JAUNES, PAR JEAN-CLAUDE MICHÉA - 23 novembre 2018
la gauche kerosene, voilà un concept intéressant ! Reste que cet article (bien pensé-mais cependant [on le regrette] avec beaucoup d’inclusion – reste accessible (intellectuellement, et non techiquement [car sur internet]) à des lecteurs capables de lire des phrases bien compliquées…Ca laisserait sûrement les gilets jaunes pantois !
Ce qui me heurte avec le mouvement des gilets jaunes, c’est d’une part le fait le fait qu’ils prennent le droit de bloquer leurs voisins qui n’y peuvent rien et qui n’ont le droit de rien dire, sous peine de se faire molester (j’ai pris avant hier soir le droit de regretter à haute voix d’être bloqué à un rond point et de demander quel était le but du blocage et j’ai failli me faire moi même molester ; au final j’ai dû quoi qu’il en soit faire demi-tour sur ordre de cette milice et de faire un détour de 15 km pour rentrer chez moi rejoindre ma famille après ma journée de boulot).
Ce qui me heurte d’autre part, c’est SURTOUT l’illisibilité des buts du mouvement, leur refus de s’organiser, d’avoir un leader, « d’être récupérés »… Le refus des corps intermédiaires. Le refus des institutions. Le refus de la démocratie. Le refus de la vraie action citoyenne.
Pour changer les choses, je crois à l’action COLLECTIVE, à l’ENGAGEMENT, à la CONSTRUCTION. Rien de tout cela ici : on a une réaction à une hausse de taxe et ???
L’homme atomisé de la société de consommation, l’homo consumerensis, est situé entre sa période productive où il vaut l’argent qu’il peut dépenser et la période improductive où il ne vaut plus que l’euthanasie qui le délivrera de son indignité liée à sa perte de capacité de produire et de jouir.
Nous sommes peut-être proches de la fin du processus de transformation, et cet homo consumerensis semble mûr pour le fascisme.
Magnifique !!!
Je suis d’accord avec l’article, c’est un trait d’union avec plusieurs personnes de plusieurs milieu differents, et j’approuve cet article qui montre un tas le bol de ce capitalisme à fond, ou l’on détruit la planète, ou on laisse des gens de plus en plus pauvres, et des riches de plus en plus riches. Dans compter les fruits de ce capitalisme à fond ou mêmes dans des entreprises soi disant au service de l’humain, on broie les gens et on les poussent dehors pour remplacer par un turn over de jeunes pour avoir des cadence accrues au détriment de ce pour quoi on travaille , ce libéralisme ounl’on prend les travailleurs non aises pour des robots, et non plus des humains. Certains gilets jaunes ont parlé de plus de justice. de respect, de dignité, et de partage. Déçue par contre par certains participants de l’émission kto, ou l’on voit bien que certains sûrement plus aisés que la plupart des gilets jaunes n’ont rien compris à cette grande détresse de cette France d’en bas de la plupart de ces manifestants non violents. Mais plutôt désespérés,quexdesxcasseurs s’en mêlent, il y en a à chaque mouvement, et même lzbpeuton se poser la question d’ou vient ce malaise.
Au point….
Je me souviens que Michea qualifiait à juste raison Rousseau de philosophe anti-lumière. Les lumières sont les progrès de l’humanité, recherchés par des philosophes et savants qui sortent de tous les dogmes religieux, politiques et toutes les idées reçues.
En ce sens, si l’analyse est juste, elle est très incomplète, car elle est soumise aux idées politiques de l’auteur. L’objectif de conclure avec une idée personnelle dénature la Lumière.
Autant j’apprécie certaines analyses de Michea dans cet écrit ou dans d’autres, autant je le qualifie aussi d’anti-lumiere. Sa vision de la société ressemble à celle de Rousseau, elle manque d’honnêteté car son avis personnel bride la réalité.