Alors que le clivage gauche-droite semble avoir de moins en moins de sens, aucune autre opposition ne semble prendre le relais. Pourtant, à gauche comme à droite des décroissants se retrouvent sur une idée simple : notre société doit retrouver le sens de l’autolimitation.

En 1986, Cornelius Castoriadis, ex-leader de Socialisme ou Barbarie, déclarait : « il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques opposés. » Presque trente ans plus tard, difficile de lui donner tort, tant notre monde politique ressemble à un jeu d’alternances sans alternative. Pourtant le dépassement du clivage gauche-droite ne semble pas évident. Avant son décès officieux, des auteurs avaient déjà tenté sans succès. Parmi eux, nous pouvons citer George Orwell qui écrivait en 1948 que « la vraie distinction n’est pas entre conservateurs et révolutionnaires mais entre les partisans de l’autorité et les partisans de la liberté ». Ou encore, Dwight Macdonald qui, en 1953, a voulu imposer l’opposition entre les « radicaux » auquel il appartenait et les « progressistes ». Mais ce sont la mondialisation et la construction européenne qui ont réellement effacé les clivages. Si bien qu’il semble que comme le suggérait Philippe Séguin, aujourd’hui : « La droite et la gauche sont deux détaillants qui ont le même grossiste, l’Europe. » A un point tel qu’un nouveau clivage entre « souverainistes » et « mondialo-européistes » semble se créer. Pourtant, les différences entre souverainistes sont trop fortes pour réellement pouvoir générer un bloc homogène, il suffit de réfléchir à l’échec de Jean-Pierre Chevènement aux élections présidentielles de 2002 pour s’en convaincre. Cependant, un autre clivage traverse droite et gauche : la décroissance. Les décroissants, de gauche comme de droite, partagent un même refus du capitalisme et généralement une forme de conservatisme. Vincent Cheynet, rédacteur en chef et fondateur du journal La Décroissance note d’ailleurs dans son dernier essai que cette idéologie « s’oppose à la fois à la gauche dans son refus de l’idéologie progressiste et à la droite par son anticapitalisme ». Est-ce suffisant pour créer un front commun ?

Au premier abord, la décroissance pourrait sembler être une idée exclusivement de gauche. A ce propos, le principal théoricien de la décroissance en France, Serge Latouche écrit : « La décroissance constitue un projet politique de gauche parce qu’elle se fonde sur une critique radicale de la société de consommation, du libéralisme et renoue avec l’inspiration originelle du socialisme. » Pourtant, si ce projet s’identifie généralement à la gauche, nombres de personnalités ou courants plutôt classés « à droite » – à défaut de toujours s’y classer eux-mêmes – s’en revendiquent, comme la vieille « Nouvelle droite », Natacha Polony, ou encore Olivier Rey. C’est certainement en se plongeants dans leurs idées que nous pourrons comprendre de quoi la « décroissance de droite » est le nom et si elle peut se confondre avec la décroissance socialiste, dite « de gauche ».

Le décroissant de droite le plus célèbre est certainement Alain de Benoist, fondateur du GRECE et principal théoricien de la « Nouvelle droite ». Il est tout d’abord important de noter qu’en 1991, il a croisé la route de d’autres objecteurs de croissance, en écrivant un texte dans un numéro de la Revue du MAUSS, consacré au clivage gauche-droite. Expérience malheureuse, puisqu’une dizaine d’années plus tard, le fondateur du mouvement, Alain Caillé – qui, petit détail, préfère parler d’a-croissance, plutôt que de décroissance – dans une lettre ouverte lui manifeste son envie de rompre tout lien. Néanmoins dans ce texte, Alain Caillé ne critique pas ses positions anti-utilitaristes ou décroissantes, mais ses attaches (affectives et politiques, dont la « révolution conservatrice allemande »), ses pratiques et sa personnalité. Nous pouvons ainsi conclure que la décroissance prônée par Alain de Benoist n’est pas un simple artifice, même si elle semble insuffisante. Mais, convoquer ce théoricien, qui s’est voulu gramscien de droite, a un autre intérêt. Dans son ouvrage Vu de droite, publié en 1977 et pour lequel il a eu le grand prix de l’Académie française, Alain de Benoist caractérise ainsi sa famille politique : « J’appelle ici de droite, par pure convention, l’attitude consistant à considérer la diversité du monde, et par suite, les inégalités relatives qui en sont nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive du monde, prônée et réalisée par le discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire, comme un mal. » Certes depuis, l’intellectuel prétend avoir beaucoup évolué. Mais l’anti-égalitarisme et le différentialisme restent ses marqueurs idéologiques. Nous sommes donc en décalage avec le rêve de société « libre, égale et décente » de George Orwell dans lequel tous les décroissants socialistes se reconnaissent.

Les décroissants de droite sont avant tout des individus qui rejettent le capitalisme, car ils ont compris qu’il entraîne une marchandisation inéluctable du monde qui entre en contradiction avec les valeurs traditionnelles qu’ils défendent. Leurs considérations premières ne sont donc pas sociales, mais morales. Symétriquement, les décroissants de gauche viennent généralement à critiquer le progressisme parce qu’ils prennent conscience que celui-ci en « atomisant » la société et en transformant les individus en « monades isolées repliées sur elles-mêmes », selon l’expression de Karl Marx, crée les conditions anthropologiques du capitalisme qu’ils vomissent. Leur analyse découle donc d’une étude des processus de production et de leurs conséquences sociales. Décroissance de droite et décroissance de gauche sont donc d’un côté un social-conservatisme et de l’autre un socialisme conservateur. Ils partagent une même analyse du monde, mais pas une même téléologie. La société sans classe, qui est l’idéal des seconds, est rejetée par les premiers.

La revue Limite constitue un exemple (le seul ?) de tentative de dépassement des vieux clivages. Ici,  pas de paganisme, ni d’ethno-differentialisme. Limite  repose sur une intuition simple : «  l’être humain ne saurait s’épanouir, ni même subsister, sans reconnaître humblement sa finitude, c’est-à-dire sans accepter les limites de sa condition » . Une ligne idéologique qui rejoins aussi bien des précurseurs de la décroissance classés à droite, comme Georges Bernanos, que des théoriciens de gauche, comme Christopher Lasch ou Cornélius Castoriadis. La revue réussira-t-elle à rebattre les cartes et réorienter le débat vers un nouveau clivage entre bioconservateurs (ou néo-luddistes) et transhumanistes ? L’avenir nous le dira !