La semaine de commémoration de la Grande Guerre vient de s’achever, laissant un amer goût de désunion. Où l’histoire semble parfois viciée par l’individualisme, au détriment d’une mémoire communautaire nourrissant le présent.

Cette semaine de commémoration de la Première Guerre mondiale sera peut-être la dernière. Déjà tombent çà et là des sondages, comme sur le site du Progrès de Lyon : « Faudra-t-il continuer à commémorer le 11 novembre après 2018 ? » Une pénible, odieuse odeur de der des der commence à monter. Nous sommes peut-être occupés à donner les derniers coups de pelle sur la tombe des morts de la Grande Guerre. Ça y est, on a passé les cent ans ? C’est bon, on peut tourner la page, arrêter de rabâcher, oublier tout ça et s’occuper de la startup nation.

C’est d’ailleurs l’image que n’hésite pas à donner la cohorte présidentielle qui aura clopiné toute la semaine sur l’ancienne ligne de front. Non, il ne faudra pas compter sur la classe politique pour entretenir la flamme : elle donne l’impression d’expédier une insupportable corvée qui par malchance et fascination puérile pour les chiffres ronds tombe pendant ce mandat-ci.

Qu’en pensent les Français alors ? Bien malin qui peut le dire. Le centenaire est comme eux : en morceaux, éparpillé façon puzzle. On ne trouvera pas dix personnes d’accord sur ce qu’il faut commémorer, qui il faut honorer, ce qu’il convient de rappeler, ce qu’on peut laisser de côté. On ne trouvera pas deux Français partageant une même vision du premier conflit mondial, pas deux lui attribuant le même sens dans l’histoire de leur propre et même pays.

Le souvenir de cette guerre est en lambeaux, depuis cent ans que chacun tire la couverture à soi. Avant même que la défaite de 1940, l’Occupation, Vichy et la collaboration ne passent par là, la mémoire se déchirait entre chefs et soldats, civils et militaires, riches et pauvres, gagnants et perdants. Nous ne savons pas commémorer ensemble 14-18 parce que nous en avons des visions si divergentes qu’elles se repoussent comme des particules de même charge (en l’occurrence, toutes négatives). L’énorme travail des historiens pour recoudre tout cela ensemble, recomposer la tapisserie d’une vérité complexe, tramée de symboles oubliés ou récusés, mais qui existaient alors, n’arrive pas à contrer la curée de récupérations. C’est d’autant plus triste qu’après cent ans, il ne reste plus guère « d’Histoire officielle ». D’innombrables travaux accessibles à tous sont là pour restituer cette guerre dans sa complexité. Mais les poncifs ont la vie dure.

Ces divergences entravent toute communion dans le souvenir, et donnent prétexte à tous les ferrailleurs virtuels pour assurer un continuel vacarme, bien peu propice au recueillement.

Nous ne savons pas commémorer ensemble 14-18 parce que nous en avons des visions si divergentes qu’elles se repoussent comme des particules de même charge.

Nous commémorerons mal ce centenaire parce que nous ne savons pas faire. La mémoire n’est plus, depuis longtemps, qu’un jouet aux mains des politiques et des polémistes. Quelle mémoire ? Les racines chrétiennes ? Le carrefour de cultures ? Les sacrifices héroïques ? Les vies gaspillées ? Les héros de l’ombre ? Les heures les plus sombres ? Chacun sa France, chacun sa mémoire. Tout ça ne nous mène pas bien loin.

Pouvons-nous oser, l’espace de quelques heures, nous réconcilier ?

Au moins sur les faits : notre époque reste, sinon la fille, disons la petite-fille de 14-18. Pour le pire, pour la barbarie industrielle, mécanisée. À l’heure où le transhumanisme inquiète, rappelons-nous que les tranchées, c’est d’abord la victoire de la machine, de la mitrailleuse, machine gun, sur l’être humain, devenu spectateur passif de son propre massacre, qu’il soit le tireur ou la cible. Pour la jeunesse fauchée, depuis les élites – écrivains, polytechniciens, et même grands sportifs décimés dès le premier mois de guerre. Imagine-t-on apprendre aujourd’hui que Kylian Mbappé est mort déchiqueté par un obus qu’aurait peut-être tiré Julian Draxler ? Pour les campagnes vidées, France paysanne à jamais saignée, dont les décennies suivantes n’ont fait que scander l’agonie. Et notre monde ne fut plus jamais le même. Plantons-nous devant un monument aux morts de village. Imaginons ces Pierre, ces Marius, ces Claudius et ces Joanny tenant fièrement la charrue plutôt que le Lebel.

À l’heure où le transhumanisme inquiète, rappelons-nous que les tranchées, c’est d’abord la victoire de la machine, de la mitrailleuse, machine gun, sur l’être humain, devenu spectateur passif de son propre massacre, qu’il soit le tireur ou la cible.

Petite-fille de 14-18 pour le meilleur aussi. Pour le refus des pertes massives, que les hommes de 1914 étaient « dressés » à accepter comme prix à payer, et pour la valeur accordée à une seule vie humaine. Pour l’amour de la paix, pour la volonté de concorde, pour le refus de la gloriole sanglante et le désir éperdu de vivre.

Toutes ces fibres, les nobles et les atroces, vibrent encore en nous, tendues à craquer par la tragédie de 39-45. Rien que pour cela, la page n’est pas tournée et n’est pas près de l’être.

Chacun sa mémoire ? Et nous n’aurions plus rien de commun, nous les petits-enfants et arrière-petits-enfants de ces terreurs communes ? Mais si : nous avons presque tous (y compris de nombreux Français issus de l’immigration d’après 1945) dans nos arbres généalogiques, des noms à souligner de rouge : les morts au combat.

Ne pouvons-nous au moins nous accorder quelques heures sur des visages d’humains ? Quels qu’aient été les ressorts qui ont armé leur bras, une chose est sûre : ces hommes ont fait de leur mieux, c’est-à-dire l’impossible, pour éviter à la France de vivre l’invasion, et de vivre ensuite une autre guerre. Dans cette seconde tâche, ils ont échoué, et certes nous leur en voulons, peut-être au point de vouloir, dès lundi, les oublier, les radier, les rayer des cadres comme un navire ferraillé.

Ils ne l’ont pas mérité. De toute façon, nous ne pouvons pas. Leur spectre reviendrait nous hanter.